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Le bar à poèmes
7 octobre 2018

Jacques Chessex (1934 – 2009) : Elégie dans l’hiver

 

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Elégie dans l’hiver

 

Dans le bois la dernière image

De l’hiver : ce puzzle violet et orange

Posé sur la montagne entre les portes des arbres

Feu figé, l’incendie le dérange

Celui qui dicte la terreur nue

La terreur vue

A l’unique, à la rouge source

 

Prudence, vieux morts !

L’orgueil va droit au vrai cœur

Quand la passante, couronne, gloire

Entres ses belles cuisses saigne comme ce soleil expirant

Et je n’ai plus le droit de taire

La chair multiple qui me convoque

Au dernier repas rayonnant

Printemps mythique, printemps de grâce

A vénérer dans sa candeur

 

Mais quelle mousse dispersée au vent pourri

Quelle écume cette voix, quelle neige le mot !

Le vert reviendra, rameau précaire

L’aubier tendre, l’écorce verte, le bourgeon fragile

Le cœur de l’oiseau aux gorges des arbres

Le dôme cristallin des appels suspendus sur les prairies

La flûte d’air

Toutes les voix, toutes les issues

Mais quelle poussière cette promesse

Quelle farine, quelle sciure cette parole crue certaine

 

J’étais, je serai le présent

La phrase du temps s’use, se rompt

Jamais l’éclat n’a duré

L’hiver recouvre un pan puis l’autre

Rouet de cendre

Je perdais, je perdrai

Le désert consume ma pauvre halte

Je revenais, je reviendrai, les pierres riront de ma tristesse

Je n’aurai plus qu’à me défaire avec le vent

 

La seule ouverture est sale

L’espace promis au crachat

le gel ronge les murs, les remparts cèdent

La place est désolée où les feuilles tournoient

Au souffle glaireux des décombres

Alors ceux qui se lèvent dans les vomissures

Tâtonnent vers leur lampe comme des damnés

Les fenêtres du grand hôpital s’allument et s’éteignent

Nous ne crions pas, nous ne parlons pas

Nos rêves se défont comme des bandages à la lumière

 

Dans l’horreur entremêlée blanche et noire

Se retourner comme un chemin des enfers sur l’arbre sur la bête moussue

Alors passe la lueur illogique

Tendre au centre de l’air

L’instant de la beauté nue s’assied sur l’horizon

Comme une femme de chair dorée devant le vide

Ses cheveux viennent dans mes mains, sa bouche

Parle partout en moi, ses seins s’ouvrent

Promettent le lait, la salive gonflée contre la mort

Voilà je suis revenu à mon paysage

Sans témoin sans dieu dans la pierre

O grille, ô tombe à honnir

Leur œil, leur sexe d’œil

L’air noir des environs recule

La douce robe et l’empoigné

La remontée dans le bleu seul

Le bleu gagne en or diaphane

Les oiseaux retrouvent leur territoire

Le délicat ourlet du plaisir tremble rose

 

Beaux instants où revoir le désert vert

Le temps où le royaume fut offert

La table où polirent les coudes, où les corps tremblèrent de joie

L’eau des plaies, des paroles

le pain intermédiaire, le poisson médium

La main affectueuse au cal connu

Le filet des doutes assemblés

Tout détruit au feu de l’enfance

Le labyrinthe s’effondra

Tout put renaître à la source du visible

 

Elégie soleil du regret

Editions Bertil Galland, Vevey (Suisse), 1976

Du même auteur :

13 Janvier1976 (06/05/2015)

  Pauvre dormeur (07/10/2016)  

L’énigme gère tes pas (07/10/2017)

Votif (07/10/2019)

La part errante (30/10/2020)

Pluie (20/05/2022)

L’aveugle (28/12/2023)

Dans le val rose (28/12/2024)

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