Léon – Gontran Damas (1912 – 1978) : « Je suis né disais-tu... »
- Je suis né disais-tu au bout
tout au bout du monde
là-bas
entre
la Montagne Tigre
et le Fort-Cépérou qui regarde la Mer dîner de soleil
de palétuviers et d’algues
à l’heure où la nuit tombe
sans crier gare au crépuscule
Du vieux Dégradé-des-Cannes
témoin de ce qui fut le temps des négriers
Des chutes de Rorota dont l’eau est belle à voir et bonne à boire
De Montalbo la Plage huppée
De Bourda le fief du vieux-blanc-en-chef de l’heure
De Châton dont le sable gris-deuil voit s’en revenir
non sans mal du Large
violâtres
défigurés
gonflés
pareils à de gros-ventres
les cadavres de ceux qu’attire Châton à Pâques et à Pentecôte
et que Dieu dans sa mansuétude
punit si gentiment en les noyant à Pâques et à Pentecôte
pour n’avoir pas à la Sainte Table
communié en Dieu à Pâques et à Pentecôte
mais pour avoir à Châton fait ripaille
à Pâques et à Pentecôte
De Buzaret dont l’ombre rafraîchit
et les rochers depuis toujours supportant
plus d’une amour ardente et chaude
De l’Anse des Amandiers
que nargue l’Enfant Perdu dans sa détresse de phare
De Catayé où s'en vont crever de vanité les cerfs-volants des Amandiers
qui n’en peuvent mais de faire
le joli cœur au Ciel
Du Dégrad nouveau
De la Pointe qui mène à Kourou
où l’Indien eût
un soupçon de revanche
De la Crique encombrée de pirogues
De la Place des Palmistes
à ton cœur pourtant si proches
ne parvenait guère
le souffle même de l’Orénoque
ton Orénoque
Rivé à la médiocrité du sort
petit-bourgeois crépu
ton âme était d’emprunt
ton corps emmailloté
ton cœur un long soupir
Et nul ne voyait la plante s’étioler
pas même Œil-à-Tout-l’Invisible
qu’en longue robe blanche
accoudé au flanc acajou de ton lit
la tête un instant perdue
dans tes mains pieusement jointes
tu priais à genoux
à l’heure où les enfants se couchent et dorment
sans broncher ni mot dire
Et tes nuits qu’agitaient des leçons ânonnées en dodine
s’emplissaient de désirs comprimés
Jeux interrompus la veille à la vue de la clef
par distraction laissée au buffet et au choix
de bonnes chose en réserve
gelée de goyave
liqueur de monbin
mangues Julies jolies jaunies à point
fruits fruits confits
gâteaux secs et lait
lait condensé chipé toujours meilleur au goût
Désirs comprimés
Le beau tour à jouer à Gouloufia
criminellement coupable
d’avoir à lui seul
dévoré à pleines dents
le gâteau que Nanette
La bonne vieille marchande
vous avez en partage
si gentiment offert
Désirs comprimés
Les vacances toujours proches à Rémire
où les cousins parlaient si librement patois
crachaient si aisément par terre
sifflaient si joliment un air
lâchaient si franchement un rot
et autres choses encore
sans crainte d’être
jamais mis au pain sec
ni jetés au cachot
Désirs comprimés
Les cris de joie feinte
d’autres diraient de rage
que tu poussais à perdre haleine
à la toute dernière fessée reçue pour t’être
sous le regard acerbe de ta mère offusquée
et à la gêne polie de tous
farfouillé le nez
d’un doigt preste et chanceux
au goûter-de-Madame-La-Directrice-de-l’Ecole-des-Filles
Désirs comprimés
Le mot sale entendu quelque part et qu’un jour
mine de rien
tu servirais à table
au risque de te voir
ou privé de dessert
ou privé de sortie
ou privé des dix sous du dimanche
à mettre en tirelire
Désirs comprimés
dont s’emplissaient tes nuits qu’agitaient
des leçons ânonnées en dodine
Et n’enlevaient ce fort goût d’amertume
que laisse à la bouche au réveil une nuit d’insomnie
ni la tiédeur du soleil matutinal qui ranimait déjà toutes choses
ni la volubilité des vieilles édentées en madras calendé
martelant la chaussée d’aise au sortir du premier office
où le dieu de la veille
fut à nouveau loué
glorifié prié
et chanté à voix basse
ni l’odeur rose des dahlias du jardin qu’argentait la rosée
ni les cris savoureux de la rue qu’assoiffaient
la bié nan-nan
côrôssôl
papaye
coco
Et la maison était triste et basse
où la vie se déroulait mollement
en bordure de la rue étroite et silencieuse
que le bruit de la ville
traversait à peine
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Black Label
Editions Gallimard, 1956
Du même auteur :
Hoquet (29/09/2015)
Nuit blanche (29/09/2016)
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