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Le bar à poèmes
5 septembre 2018

Victor Segalen (1878 – 1919) : Stèles occidentées

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Stèles occidentées

 

Libation mongole

     C’est ici que nous l’avons pris vivant. Comme il se battait bien nous lui

offrîmes du service : il préféra servir son Prince dans la mort.

     Nous avons coupé ses jarrets : il agitait les bras pour témoigner son zèle.

Nous avons coupé ses bras : il hurlait de dévouement pour Lui.

     Nous avons fendu sa bouche d’une oreille à l’autre : il a fait signe, des

yeux, qu’il restait toujours fidèle.

 

* * *

     Ne crevons pas ses yeux comme au lâche ; mais tranchant sa tête avec

respect, versons le koumys des braves, et cette libation :

     Quand tu renaîtras, Tch’en Houo-chang, fais-nous l’honneur de renaître

chez nous.

 

Ecrit avec du sang

     Nous ne pouvons plus bander l’arc ni crier des injures sur eux ; seulement

grincer des mâchoires par envie de les mordre.

     Les assaillants bouchent les créneaux. Ils sont plus de quatre myriades ;

nous, moins de quatre cents.

     Nous ne pouvons plus bander l’arc ni crier des injures sur eux ; seulement

grincer des mâchoires par envie de les mordre.

 

* * *

     Nous sommes vraiment à bout. Que l’Empereur, s’il daigne lire ceci de

notre sang, n’ait point de reproches pour nos cadavres.

     Mais qu’Il n’évoque point nos esprits : nous voulons devenir démons, et de

la pire espèce :

     Par envie de toujours mordre er de dévorer ces gens-là !

 

Du bout du sabre

     Nous autres sur nos chevaux, n’entendons plus rien aux semailles. Mais

toute terre labourable au trot, qui se peut courir dans l’herbe,

     Nous l’avons courue ?

     Nous ne daignons point bâtir murailles ni temples, mais toute ville qui se

peut brûler avec ses murs et ses temples,

     Nous l’avons brûlée.

     Nous honorons précieusement nos femmes qui sont toutes d’un très haut

rang. Mais les autres qui se peuvent renverser, écarter er prendre,

     Nous les avons prises.

     Notre sceau est un fer de lance : notre habit de fête une cuirasse où la rosée

cristallise : notre soie est tissée de crins. L’autre, plus douce, qui se peut

vendre,

     Nous l’avons vendue.

 

* * *

     Sans frontières, parfois sans nom, nous ne régnons pas, nous allons. Mais

tout ce que l’on taille et fend, ce que l’on cloue et qu’on divise...

     Tout ce qui peut se faire, enfin, du bout du sabre,

     Nous l’avons fait.

 

Hymne au dragon couché

     Le Dragon couché : le ciel vide, la terre lourde, les nuées troubles ; soleil et

lune étouffant leur lumière ; le peuple porte le sceau d’un hiver qu’on explique

pas.

     Le Dragon bouge : le brouillard aussitôt crève et le jour croît. Une rosée

nourrissante remplit la faim. On s’extasie comme à l’orée d’un printemps

inespérable.

     Le Dragon s’ébroue et prend son vol : à Lui l’horizon rouge, sa bannière ; le

vent en avant-garde  et la pluie drue pour escorte. Riez d’espoir sous la

crépitation de son fouet lancinant : l’éclair.

 

* * *

     Hé ! la ! hé, Dragon couché ! Enspiralé ! Héros paresseux qui sommeille en

l’un de nous, inconnu, engourdi, irrévélé,

     Voici des figues, voici du vin tiède, voici du sang : mange et bois et flaire :

nos manches  agitées t’appellent à grands coups d’ailes.

     Lève-toi, révèle-toi, c’est le temps. D’un seul bond saute hors de nous ; et

pour affirmer ton éclat.

      Cingle-nous du serpent de ta queue, fais-nous malades au clin de tes petits

yeux, mais brille hors de nous, - o ! brille !

 

Serment sauvage

     Tu ne sortiras d’ici que le débat clos entre nous. Vois ces lances, ces os

sculptés ; entends ces cris, ces fers choqués ;

     Tu me dois ce versant de la montagne, vingt et vingt esclaves jaunes à

longue queue et douze femelles de cette espèce chinoise.

     Ne compte sur aucun de ton clan pour régler cette affaire : toi ou moi ou

tous les deux tuées, - cela, je le jure :

     Par ces deux grands chiens au poil fauve crucifiés là-bas dos à dos !

 

Courtoisie

     J’accepte donc cet usage après la lutte : Si, vainqueur, tu le cèdes en dignité

à ton vaincu, présente-lui la coupe honorifique (afin de marquer ta victoire

décemment).

     Vienne alors la bataille et le coup et le geste après le coup : je promets

d’être cérémonieux.

     Mais, emplissant la corne de vin tiède, - comme il boira, - je verserai, dans

Le puits sans fond de mon âme.

     Tous les flots d’un rire décemment cérémonieux.

 

Ordre au soleil

      Mâ, duc de Lou, ne pouvant consommer sa victoire, donna ordre au soleil

de remonter jusqu’au sommet du Ciel.

     Il le tenait là, fixe, au bout de sa lance : et le jour fut long comme une année

et plein d’une ivresse sans nuit.

 

* * *

     Laisse-moi, ô joie qui déborde, commander à mon soleil et le ramener à

mon aube : Que j’épuise ce bonheur d’aujourd’hui !

     Las ! il échappe à mon doigt tremblant. Il a peur de toi, ô joie. Il s’enfuit, il

se dérobe, un nuage l’étreint et l’avale,

     Et dans tout mon cœur il fait nuit.

 

Stèles,

Pékin, 1912

Du même auteur :

Stèles face au Midi (I) (25/09/2014)

Stèles face au Midi (II) (25/09/2015)

Stèles orientées (06/09/2016)

Tô-Bod (05/09/2017)

Prière au ciel sur l’esplanade nue (04/09/2019)

Vent des Royaumes (05/09/2020)

 

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