Victor Segalen (1878 – 1919) : Stèles occidentées
Stèles occidentées
Libation mongole
C’est ici que nous l’avons pris vivant. Comme il se battait bien nous lui
offrîmes du service : il préféra servir son Prince dans la mort.
Nous avons coupé ses jarrets : il agitait les bras pour témoigner son zèle.
Nous avons coupé ses bras : il hurlait de dévouement pour Lui.
Nous avons fendu sa bouche d’une oreille à l’autre : il a fait signe, des
yeux, qu’il restait toujours fidèle.
* * *
Ne crevons pas ses yeux comme au lâche ; mais tranchant sa tête avec
respect, versons le koumys des braves, et cette libation :
Quand tu renaîtras, Tch’en Houo-chang, fais-nous l’honneur de renaître
chez nous.
Ecrit avec du sang
Nous ne pouvons plus bander l’arc ni crier des injures sur eux ; seulement
grincer des mâchoires par envie de les mordre.
Les assaillants bouchent les créneaux. Ils sont plus de quatre myriades ;
nous, moins de quatre cents.
Nous ne pouvons plus bander l’arc ni crier des injures sur eux ; seulement
grincer des mâchoires par envie de les mordre.
* * *
Nous sommes vraiment à bout. Que l’Empereur, s’il daigne lire ceci de
notre sang, n’ait point de reproches pour nos cadavres.
Mais qu’Il n’évoque point nos esprits : nous voulons devenir démons, et de
la pire espèce :
Par envie de toujours mordre er de dévorer ces gens-là !
Du bout du sabre
Nous autres sur nos chevaux, n’entendons plus rien aux semailles. Mais
toute terre labourable au trot, qui se peut courir dans l’herbe,
Nous l’avons courue ?
Nous ne daignons point bâtir murailles ni temples, mais toute ville qui se
peut brûler avec ses murs et ses temples,
Nous l’avons brûlée.
Nous honorons précieusement nos femmes qui sont toutes d’un très haut
rang. Mais les autres qui se peuvent renverser, écarter er prendre,
Nous les avons prises.
Notre sceau est un fer de lance : notre habit de fête une cuirasse où la rosée
cristallise : notre soie est tissée de crins. L’autre, plus douce, qui se peut
vendre,
Nous l’avons vendue.
* * *
Sans frontières, parfois sans nom, nous ne régnons pas, nous allons. Mais
tout ce que l’on taille et fend, ce que l’on cloue et qu’on divise...
Tout ce qui peut se faire, enfin, du bout du sabre,
Nous l’avons fait.
Hymne au dragon couché
Le Dragon couché : le ciel vide, la terre lourde, les nuées troubles ; soleil et
lune étouffant leur lumière ; le peuple porte le sceau d’un hiver qu’on explique
pas.
Le Dragon bouge : le brouillard aussitôt crève et le jour croît. Une rosée
nourrissante remplit la faim. On s’extasie comme à l’orée d’un printemps
inespérable.
Le Dragon s’ébroue et prend son vol : à Lui l’horizon rouge, sa bannière ; le
vent en avant-garde et la pluie drue pour escorte. Riez d’espoir sous la
crépitation de son fouet lancinant : l’éclair.
* * *
Hé ! la ! hé, Dragon couché ! Enspiralé ! Héros paresseux qui sommeille en
l’un de nous, inconnu, engourdi, irrévélé,
Voici des figues, voici du vin tiède, voici du sang : mange et bois et flaire :
nos manches agitées t’appellent à grands coups d’ailes.
Lève-toi, révèle-toi, c’est le temps. D’un seul bond saute hors de nous ; et
pour affirmer ton éclat.
Cingle-nous du serpent de ta queue, fais-nous malades au clin de tes petits
yeux, mais brille hors de nous, - o ! brille !
Serment sauvage
Tu ne sortiras d’ici que le débat clos entre nous. Vois ces lances, ces os
sculptés ; entends ces cris, ces fers choqués ;
Tu me dois ce versant de la montagne, vingt et vingt esclaves jaunes à
longue queue et douze femelles de cette espèce chinoise.
Ne compte sur aucun de ton clan pour régler cette affaire : toi ou moi ou
tous les deux tuées, - cela, je le jure :
Par ces deux grands chiens au poil fauve crucifiés là-bas dos à dos !
Courtoisie
J’accepte donc cet usage après la lutte : Si, vainqueur, tu le cèdes en dignité
à ton vaincu, présente-lui la coupe honorifique (afin de marquer ta victoire
décemment).
Vienne alors la bataille et le coup et le geste après le coup : je promets
d’être cérémonieux.
Mais, emplissant la corne de vin tiède, - comme il boira, - je verserai, dans
Le puits sans fond de mon âme.
Tous les flots d’un rire décemment cérémonieux.
Ordre au soleil
Mâ, duc de Lou, ne pouvant consommer sa victoire, donna ordre au soleil
de remonter jusqu’au sommet du Ciel.
Il le tenait là, fixe, au bout de sa lance : et le jour fut long comme une année
et plein d’une ivresse sans nuit.
* * *
Laisse-moi, ô joie qui déborde, commander à mon soleil et le ramener à
mon aube : Que j’épuise ce bonheur d’aujourd’hui !
Las ! il échappe à mon doigt tremblant. Il a peur de toi, ô joie. Il s’enfuit, il
se dérobe, un nuage l’étreint et l’avale,
Et dans tout mon cœur il fait nuit.
Stèles,
Pékin, 1912
Du même auteur :
Stèles face au Midi (I) (25/09/2014)
Stèles face au Midi (II) (25/09/2015)
Stèles orientées (06/09/2016)
Tô-Bod (05/09/2017)
Prière au ciel sur l’esplanade nue (04/09/2019)
Vent des Royaumes (05/09/2020)