Jean-Claude Renard (1922 – 2002) : L’exode annonce une rivière
L’exode annonce une rivière
A Jean Grosjean
1
Entre les roseaux, les flaques d’herbe, les buissons de genévriers,
L’arc du sel au bord des vins rouges,
- Je marchais vers Aigues-Mortes,
Un canal ridé d’air attirait le silence, le sable
Et parfois des chevaux.
Qui transformera la braise immobile ?
2
Il y eut un goût de raisins à l’aplomb des saintes murailles :
Une liqueur de menthe.
Mais je n’entrai pas dans la ville.
S’écarter comme l’épaisse trace jaune de la mer
Au Grau-du-Roi,
Deviendrait peut-être une parole,
Une danse,
Le bruit blanc des flûtes près des tours
Ou tout à coup la main du cavalier ôtant de la corbeille l’orange.
3
Une fois traversés les marais anciens sous lesquels…
(Honorons l’innocence,
Commémorons un mort à peine né des vagues, plus bas, dans le gravier,
Et nul ne sait si l’île fut sa mère.
La transparence terrible et fascinante
Modifiant le sens de la nuit),
- Un mystère pur et libre de mûrir
M’enseigne avec le feu qu’il n’est pas de pierre infaillible.
4
Ce matin, en Arles
Sur la place étroite où le dieu brûla
(Toute une épaule couverte de poulpes frais)
Une foison d’oiseau prédit dans les platanes
Qu’il n’a pas quitté la fontaine.
5
Avant d’atteindre la fête,
A l’est, dans la grande garrigue où l’on ne souille plus l’été
(Dira-t-elle vers qui l’on voyage ?)
Ni l’immémorial miracle sur la plage plate que le fleuve mue
en sombre peau de buffle,
- Montmajour luit
Debout sur les arbres avec le ciel
Et de minces corneilles aux fenêtres hautes
Comme furent devant le soleil (en quel temps ?) les femmes arrivées d’Asie.
6
De toutes ces tombes dans la roche (était-ce ravins d’enfants ? profond jeu de
secrets ?) ouvertes avec un peu d’eau, de mica, de mousse
Sur la pente que les prés assaillent,
A l’orée du vent,
Aux angles justes de la lumière,
L’être allait-il exact surgir et se donner ?
7
Dans la galerie souterraine,
Avec des puits pour la lune,
La fable des belles faces blessées
et les trois œufs (pourquoi) sur un nid de feuilles glaciales,
Dormait le chien.
8
A l’abri d’une falaise tiède
Un instant l’absence bougea comme une bûche que l’on entaille
- Puis il me souvint
(D’où venais-je ? Qui viendrait avec l’huile d’olive, le seigle, les
tranches de citron pour les noces ?)
Comment furent pareils sous la mer et le verre rose et gris du soir
A S’Agaro
Les oursins et les pommes de pin.
9
A pluie cessée, le houx brilla brusquement
Et sur une souche, avec des fourmis à tête de groseille
(Comme choses mêmes du langage),
Une serpe oubliée.
Des vignerons qui rapportaient leurs hottes – un coq sur le muscat noir –
Déposèrent près d’elle des grappes.
10
J’avançais un peu dans les bois,
Vers les terriers,
Jusqu’à la source des racines,
Pour demander à qui
S’il n’y a pas quelque part un amour toujours neuf ?
11
Dans la jeune chaleur,
Une science sacrée tremblait sur les Baux.
12
Lorsque entre les calcaires étincelant de trous et d’arêtes
Comme des éponges pétrifiées
Il fallut inventer une sente
Et dans la poussière, parmi les décombres (il n’est pas d’autre temple
que celui d’être unis),
Féconder l’avenir sans que l’avenir tue,
Changer sans se détruire et sans rien profaner,
Puis les paumes sur une rambarde rouillée s’habituer d’abord à l’abîme
Pour qu’il n’y ait plus que toute la plaine éclatante,
- Serait-il dit (dans l’agonie même de dire) que sans cesse, dehors, en ces
os qui croissent et s’usent,
Si quelqu’un se tient avec eux
(N’ayant pas ailleurs de nom)
Il y doit se perdre et manquer,
Parler et mourir comme les rocs creusés par l’orage
Pour donner d’entendre qu’il est ?
13
Rien ne demeurait que l’exode.
Et pourtant chaque pas, dans la sécheresse qui lave,
Ne faisait plus paraître une cendre sanglante
Mais des guêpes, des piérides, des bouquets épars de mauves,
- L’oracle d’une gloire issue de la chair
14)
De lentes montagnes, des nuages ardoisés
Promettraient peut-être qu’il ne neige sur les rivières,
Ne gèle autour de la foudre
Que par défaut ou refus (mais qui refuse ?)
Sitôt pris dans le val obscur
Suffira-t-il de garder confiance ?
15
Penché sur une plume bleue, des cailloux, une touffe de thym,
- Loin des rites qui cachent le feu dans les cavernes dévorantes,
J’apprenais que même quand les corps sont vides
(Ou l’or seulement comme une lampe de ténèbres)
Vivre reste possible.
16
Aucun repère,
Demain,
Ne subsistera-t-il dans les champs d’amandiers
Sinon de la parole qui lève l’interdit,
Chaque jour, au fond du labyrinthe,
Et comme un cerf, avec la violence des sèves vertes,
Perce dans la forêt froide et fossile
Une piste propice à l’alliance,
- Ou sera-ce inutile d’espérer d’autres signes que ceux qui, sans merveilles,
Encore teints d’acide et de sang,
Prophétiseront (comme au ras des tuiles, ce soir, sur les branches, les
premières étoiles de septembre)
Que le règne n’approche pas si l’homme ne devient l’homme ?
17)
Franchi le Rhône
Des hiboux vermeils attendaient.
La Nouvelle revue Française, N° 200, Août 1969
Editions Gallimard, 1969
Du même auteur :
Approche de la mort (14/10/2014)
Psaume de Pâques (16/12/2015)
Noir – mais pour initier (16/12/2016)