Michel Butor (1926 – 2016) : Vers l’été
Vers l’été
1
Les nuages se séparent
avec regrets
Les plaques de neige se fendillent
pour laisser perler un torrent
Sur les phylactères des montagnes
les anges calligraphient
des runes indéchiffrables
C’est sur leur partition qu’ils improvisent
mais nous n’entendons pas leur cantilène
seulement la soufflerie des orgues
La nuit se fait plus indulgente
il y a des aubes sans gelée blanche
Les étangs polissent leurs miroirs
la roue des paons s’irise
et se bronze
Les arcs-en-ciel proposent
à la haute couture des prairies
des nuanciers de satins
et de gemmes
Les cols se rouvrent
à la circulation
Une à une
dans les stations de ski
les remontées mécaniques
se taisent
Les cascades par contre
font éclater
leurs fanfares
les arbres
que l’on croyait encore
emmitouflés de flocons
nous surprennent
par leurs bouquets
Après les pruniers les cerisiers
après les poiriers les pommiers
une avers de pétales sur le trottoir
Les pissenlits sont si nombreux
qu’on ne voit plus le vert des prés
sous leur brocart
les petites orchidées
hissent leurs oriflammes
les digitales font la haie
Un faon s’est égaré sur la route
Après les jonquilles les iris
après les rhododendrons les hortensias
Les vaches sortent de leurs étables
les chevaux se roulent dans l’herbe
Le virevoltement d’une pie
d’un frêne à l’autre
le cajolement d’un geai
puisque c’est ainsi qu’il faut dire
Les anémones et les violettes
l’œil des renoncules
les petits œufs de la bruyère
les ancolies et les arums
La nef de la hêtraie
les arpèges de la sapinière
Des museaux humides
au ras du sol
Les brouillards matinaux
persistent dans les ravins
Glycines puis clématites
d’énormes gouttes de rosée
sur les parasols des capucines
Le tilleul répand
ses effluves de calme
Au bout du rameau de l’épicéa
de minuscules projets de cônes
rougissant de leur audace
Le cognassier du Japon
ajoute sa touche orange
au jaune serein des cytises
Une vergue de plus
aux mâts de la caravelle
un échelon de plus
à ses haubans
Un vent chaud se lève
qui ramasse dans les paumes de ses mains
toutes les productions pelucheuses
des graminées pour les disséminer
sur le plus hautes pentes
ou au plus profond des crevasses
On fauche le trèfle et la luzerne
une bouffée de parfum
vous cloue sur place
Des aboiements de chiens
de vallée en vallée
Le sentier a décidé
de nous faire une surprise
non seulement l’échappée
sur des cimes encore neigeuses
mais le faufilement d’une couleuvre
2
Les jeunes filles
entrouvent leurs manteaux
les abandonnent sur les bancs
des jardins publics
puis dans les maisons
Nuages de duvets
accrochés aux peupliers
Par leurs robes
et leurs sourires
elles rivalisent
avec les lilas
puis nous invitent
à venir cueillir avec elles
les premières baies
savourer le fruit
de l’arbre de la science
du bleu et du blanc
Une première rose
L’éclusier fait descendre
une péniche d’eau minérale
Voici déjà les groseilles
les cassis et les menues fraises
les myrtilles dans les sous-bois
on astique les bassines de cuivre
pour y transformer notre récolte en confitures
On trace son chemin
dans une jungle d’herbes
Le grand-père ingénieur
installe un petit moulin à aubes
dans une rigole
Piéride du choux paon du jour
tabac d’Espagne petit citron
vanesse amiral Apollon
Une seconde rose
On prépare le bal du 14-juillet
drapeaux et tribunes
haut-parleurs et tréteaux
Les enfants ne sont pas encore bien sûrs
d’être en vacances
Les têtards quittent leur queue
pour se joindre au chœur des grenouilles
Quelques roses
On bourre les malles
on bourre les coffres des voitures
on oublie toujours
quelque chose d’essentiel
A la recherche du maillot séducteur
des lunettes inouïes
de la serviette la plus moelleuse
Couteaux bulots palourdes
bigorneaux praires moules
huîtres crevettes patelles
oursins crabes et langoustes
Des jetées de roses
Les vacanciers sortent leurs transats
et font tinter des glaçons dans leurs verres
3
Le chant de l’alouette
Au-dessus des blés murs
Derrière chez mon père
vole mon cœur vole
derrière chez mon père
y a un pommier doux
Les abeille s ‘empressent
autour de leurs ruches
les guêpes façonnent
leurs palais de papier
Des arceaux de roses
Trois jeunes personnes
vole mon cœur vole
trois jeunes personnes
sont couchées dessous
Un faisan doré
s’envole lourdement
Deux éperviers tournoient
sur la clairière
Se dit la première
vole mon cœur vole
se dit la première
j’ai un ami doux
Scarabées cétoines bourdons
coccinelles mouches moustiques
Dans le sillage des roses
Se dit la seconde
vole mon cœur vole
se dit la seconde
j’attends mes amours
Des enfants se baignent
dans le grand bassin
Des adolescent se construisent
des cabanes ente les branches
des amoureux dorment paisiblement
sous les saules
Se dit la troisième
vole mon cœur vole
se dit la troisième
j’aimerai toujours
Après avoir dîné dehors
on regarde les étoiles
s’allumer l’une après l’autre
puis par paquets
soudain c’est tout l’ensemble
des constellations de la saison
puis la Lune vient les effacer
Des chauves-souris
planent autour des ormes
Et nous verrons bientôt des étoiles filantes
Seize lustres
Editions Gallimard, 2006
Du même auteur :
« Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)
Le tombeau d’Arthur Rimbaud (12/08/2016)
Lectures transatlantiques (12/08/2018)
Les commissures du feu (12/08/2019)
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