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Le bar à poèmes
5 juin 2017

Francis Ponge (1899 -1998) : La terre

 

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La terre

(Ramassons simplement une motte de terre)

 

     Ce mélange émouvant du passé des trois règnes, tout traversé, tout infiltré,

tout cheminé d'ailleurs de leurs germes et racines, de leurs présences vivantes :

c'est la terre.

     Ce hachis, ce pâté de la chair des trois règnes.

 

     Passé, non comme souvenir ou idée, mais comme matière.

     Matière à la portée de tous, du moindre bébé ; qu'on peut saisir par poignées,

par pelletées.

 

     Si parler ainsi de la terre fait de moi un poète mineur, ou terrassier, je veux

l'être ! Je ne connais pas de plus grand sujet.

 

     Comme on parlait de l'Histoire, quelqu'un saisit une poignée de terre et dit :

« Voilà tout ce que nous savons de l'Histoire Universelle. Mais cela nous le

savons, le voyons ; nous le tenons: nous l'avons bien en mains. »

     Quelle vénération dans ces paroles!

 

     Voici aussi notre aliment  où se préparent nos aliments. Nous campons

là-dessus comme sur les silos de l'histoire, dont chaque motte contient en

germe et en racines l'avenir.

 

     Voici pour le présent notre parc et demeure : la chair de nos maisons et le

sol pour nos pieds.

     Aussi notre matière à modeler, notre jouet.

     Il y en aura toujours à notre disposition. Il n'y a qu'à se baisser pour en

prendre. Elle ne salit pas.

 

     On dit qu'au sein des géosynclinaux, sous des pressions énormes, la pierre 

se reforme. Eh bien, s'il s'en forme une, de nature particulière, à partir de la terre

proprement dite, improprement appelée végétale, à partir de ces restes sacrés, qu'on

me la montre! Quel diamant serait plus précieux !

 

     Voici enfin l'image présente de ce que nous tendons à devenir.

     Et, ainsi, le passé et l'avenir présents.

     Tout y a concouru: non seulement la chair des trois règnes, mais l'action des trois

autres éléments: l'air, l'eau, le feu.

     Et l'espace, et le temps.

 

     Ce qui est tout à fait spontané chez l'homme, touchant la terre, c'est un affect

immédiat de familiarité, de sympathie, voire de vénération, quasi filiale.

     Parce qu'elle est la matière par excellence.

     Or, la vénération de la matière: quoi de plus digne de l'esprit ?

     Tandis que l'esprit vénérant l'esprit... voit-on cela ? –

     - On ne le voit que trop.

 

Revue Empédocle, N°9, mars-avril 1950

Du même auteur :

L’huître (05/06/2014)

Le cageot (06/06/2015)

Le savon (06/06/2016)

La figue (06/06/2018)

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