Jean-Paul Kermarrec (1949 - ) : Dans la lente lumière des lices
Dans la lente lumière des lices
I
le ciel ce mur
tous ces débris de rêves
dégringolant des échelles de la nuit
la mort nous frôle
dès le petit matin
dans l’odeur du pain frais à la croûte craquante
le chat nous regarde
afficher sur la ville des soleils en papier
pour la paix dans le monde
***
nous irons
avec et malgré tout cela
affronter l’insolence
et nous ferons la guerre à la peur sournoise
aux angoisses
aux silences gluants
collés dans les couloirs
de l’indifférence et du mépris
quel qu’en soi le prix
nous irons
II
aigres nos pensées
dans ces sables glaçants
quand nous tombons des marches
de nos escaliers blancs
fanées nos histoires
quand passent les enfants
sur des marelles démodées
mortelles nos maisons du soir
où des ombres se forment
en grappes rebelles d’acides raisins noirs
***
allons saisir l’éclair
avant qu’il ne soit trop tard
faisons crier nos cœurs et nos cordages
dans l’œil rouge des tornades
enflammons la parole
écumons les secondes
hissons la grand-voile de nos mots
sur la poudrière du temps
III
ne te retourne pas
engouffre-toi dans les rideaux de la lumière
apprivoise l’éclat sous ta paupière
l’instant est si fragile
un peu de sel
sur les hauts bords du jour
***
connais-tu le sourire de l’enfant
qui joue à te surprendre
à côté de la mort
as-tu appris le chant
qu’il fredonne tout bas
sous ses draps étoilés
***
n’efface pas les traces de tes pieds
sois fier de ton voyage
des nœuds et des poussières
le chemin est aride
et le vent souffle amer
marche à l’avant de tes souvenirs
IV
nous serons dans le ventre des villes
une voix
des tambours
des cantates bestiales
des jardins d’impatiences
nous serons le corps
de la femme et du cri
le soleil à même la douleur
l’enfantement du verbe et du songe
***
nous emporterons les murs blancs des hôpitaux
les chambres et les couloirs
l’odeur des peaux malades
les sueurs et les glaires
toutes les humeurs malignes
et la bouffée de parfums quand passe l’infirmière
les matins de froidure
nous dénouerons la chevelure de l’asile
pour que s’échappent sur le gué de l’aurore
les effluves des fleurs et des ombres
et que les fleurs s’en aillent
retrouver les oiseaux
V
peux-tu vivre
chaque jour que tu vis
à petits pas comptés
loin du carnage et des ruisseaux de sang
peux-tu vivre ainsi
à user ton bec serré
sur les pierres froides
de la nuit
peux-tu vivre
dans l’ignorance du cri
et l’ennui d’un vol aussi plat
qu’un horizon bouché
peux-tu vivre épervier
dans l’ascension des lumières
sans tutoyer la mort
et ta raison d’aimer
peux-tu mourir tout de suite
tranquille et sans remords
il est temps de venir goûter la cendre
des chemins de l’aurore
VI
déjà l’heure
des vents dans le dos
nous poussent et nous glacent
le fleuve a faim
il dévore ses rives
outrepasse les bornes
et nous laisse à nos songes
le temps crucifie dans le ciel
nos visages d’anges maudits
nos yeux orphelins d’étincelles
et nos piètres godasses
nous marchons
taureaux hésitants
dans la lente lumière des lices
le matin noir découpe nos membres
nos poitrines s’emplissent du froid
tandis que les gestes des arbres
nous invitent à respirer
l’éternité
VII
as-tu entendu le bruit de la terre
secouer ses vivants
le fracas de la nuit
sous la tempête des crânes
as-tu entendu
le grondement des viscères
sous tes pieds traversés
***
tu regardes le ciel emporter avec lui
les continents blessés
leurs draps froissés tachés de sang
tu te noies de larmes d’impuissance
fige dans la stupeur et le combat de l’ombre
tu es de plomb
le jour ne te pénètre même pas
il te recouvre d’éclats te lacère et tu ris
de chagrin
VIII
nous envahirons les rues de l’Histoire
nous déploierons nos cris aux fenêtres du monde
nous creuserons la nuit
nous viderons l’espace
nous porterons l’amour aux gueules des fusils
nous laverons l’ennui des tristes banderoles
nous ferons éclater
nos feux aux cœurs des mégapoles
nous lâcherons nos hordes
de chevaux cuir-acier
volcans dans le soleil hennissant leurs fumées
nous serons à la proue des navires de guerre
aux aurores bleuies par les fièvres et le sang
nous serons dans l’ombre
la vibration
le souffle
nous serons l’espoir
dans les fragments de lumière
IX
les vents sont là parmi les branches
tu les appelles les maîtres de la danse
mais ils n’ entendent pas
ils dansent
les morts aussi derrière les murs
ils dansent ils dansent
ils causent avec les vents ils causent
murmures à l‘oreille du néant
des choses
même les mouches
sur les flaques de sang
elles dansent elles dansent
tout en suçant la peau des morts
la peau des morts et des vivants
les mouches ne font pas semblant
elles boivent aux fontaines
du vent
et les avions dans le ciel bleu
ils dansent ils dansent
tout en crachant le feu
et leurs chapelets de bombes
sur les pierres du silence
de dieu
X
le chien cherche son ombre
avant de s’y lover
dans son sommeil tout noir
ta vie semble pareille
tes lumières sont blafardes
elles se suspendent aux cauchemars
qui tremblent et froissent tes beaux draps
tu te retournes
l’œil hagard
comme celui du chien
pour t’enfoncer encore plus loin
dans l’épaisseur terne du brouillard
si l’éclair te réveille
tu aboies sans savoir
et tu mords dans la chair
de ton ombre allumée
tu cherches alors ton chien
pour te rassurer un peu
sans doute
XI
les enfants nous font toucher du doigt
des lendemains qui leur ressemblent
ils cachent mal dans leurs yeux les étoiles filantes
et le ruisseau des larmes
la nuit a parfois pour eux
un sale goût de misère
pendant que nous tuons le jour à coups de chansonnettes
ont-ils eux dans le noir la place utile au rêve
les enfants nous font toucher du doigt
des jours anciens qui nous ressemblent
XII
rire a quelque chose à voir avec la mort
la grimace
le grincement de dents
la contorsion
saut périlleux
dans la respiration
cascade arrêtée
hoquet intérieur
haut-le-corps
où l’âme sort
par où sort la lumière
une margelle d’espoir
un appui sur le silence
bouche d’où jaillissent des mots en forme de grenouilles
regard genre de fosse commune où naissent et meurent les étoiles
toutes les vallées de la main
et de la nuque au genou
celles où s’invite l’amour et vibrent les ruisseaux
rire est une courbe molle
un défi à la pesanteur
aux lois de l’équilibre
de la gravité
la rencontre magique de toutes les diagonales
où les horizons se déverrouillent
où les verticales se déboulonnent
où les guerres n’existent pas
l’homme est un éclat
de rire
Revue « Hopala, N° 31, Mars – Juin 2009 »
Hopala, 29800 Landereneau
Du même auteur : « Je ne parlerai pas de cette femme… » (07/03/2015)