Jules Supervielle (1884 – 1960) : Le forçat
Le Forçat
Le forçat
Je ne vois plus le jour
Qu’au travers de ma nuit,
C’est un petit bruit sourd
Dans un autre pays.
C’est un petit bossu
Allant sur une route,
On ne sait où il va
Avec ses jambes nues.
Ne l’interroge pas,
Il ignore ta langue
Et puis il est trop loin,
On n’entend plus ses pas.
Parfois, quand je m’endors,
La pointe d’un épi
Déserte mon enfance
Pour me trouver ici.
Epi grave et pointu
Epi que me veux-tu ?
Je suis un prisonnier
Qui ne sait rien des champs,
Mes mains ne sont plus miennes,
Mon front n’est plus à moi
Ni mon chien qui savait
Quand j’étais en retard.
Puisqu’au ciel grillagé
L’étoile des prisons
Vient briser ses rayons
Sans pouvoir me toucher,
Avec un brin de paille,
Un luisant bout de bois
Et le cil d’une femme
Approchons d’autrefois.
Mais vous vous en allez
Sans atteindre mon cœur,
Brindilles du bonheur,
Mes mains sont surveillées.
Vous dont les yeux sont restés libres,
Vous que le jour délivre de la nuit,
Vous qui n’avez qu’à m’écouter pour me répondre,
Donnez-moi des nouvelles du monde.
Et les arbres ont-ils toujours
Ce grand besoin de feuilles, de ramilles,
Et tant de silence aux racines ?
Donnez-moi des nouvelles des rivières,
J’en ai connues de bien jolies,
Ont-elles encor cette façon si personnelle
De descendre dans la vallée,
De retenir l’image de leur voyage,
Sans consentir à s’arrêter.
Donnez-moi des nouvelles des mouettes
De celle-là surtout que je pensai tuer un jour.
Comme elle eut une étrange façon
Le coup tiré, une bien étrange façon
De repartir !
Donnez-moi des nouvelles des lampes
Et des tables qui les soutiennent
Et de vous aussi tout autour,
Porte-mains et porte-visages.
Les hommes ont-ils encore
Ces yeux brillants qui vous ignorent,
La colère dans leurs sourcils,
Le cœur au milieu des périls ?
Mais vous êtes là sans mot dire.
Me croyez- vous aveugle et sourd ?
Et voici la muraille, elle use le désir,
On ne sait où la prendre, elle est sans souvenirs,
Elle regarde ailleurs, et, lisse, sans pensées,
C’est un front sans visage, à l’écart des années.
Prisonniers de nos bras, de nos tristes genoux
Et, le regard tondu, nous sommes devant nous
Comme l’eau d’un bidon qui coule dans le sable
Et qui dans un instant ne sera plus que sable.
Déjà nous ne pouvons regarder ni songer,
Tant notre âme est d’un poids qui nous est étranger.
Nos cœurs toujours visés par une carabine
Ne sauraient plus sans elle habiter nos poitrines.
Il leur faut ce trou noir, précis de plus en plus,
C’est l’œil d’un domestique attentif, aux pieds nus.
Œil plein de prévenance et profond, sans paupière,
A l’aise dans le noir et l’excès de lumière.
Si nous dormons il sait nous voir de part en part,
Vendange notre rêve, avant nous veut sa part.
Nous ne saurions lever le regard de la terre
Sans que l’arme de bronze arrive la première,
Notre sang a besoin de son consentement,
Ne peut faire sans elle un petit mouvement,
Elle est un nez qui flaire et nous suit à la piste,
Une bouche aspirant l’espoir dès qu’il existe,
C’est le meilleur de nous, ce qui nous a quittés,
La force des beaux jours et notre liberté.
Pierre, pierre sous ma main
Dans ta vigueur coutumière,
Pleine de mille lumières
Sous un opaque maintien
Bouge enfin, je te regarde,
Et même si longuement
Que j’en suis sans mouvement,
Montre ce que tu sais faire,
Montre que tu peux me voir,
Tu me caches ton pouvoir,
Faux petit os de la terre
Ne te souviens-tu de rien,
Au fond de toi cherche bien :
Tu pleurais dans les ténèbres.
Les pierres du chemin, ah comment se fait-il
Qu’elles soient devenues
Les yeux des cerfs errants, des biches et des loups,
Et les yeux du cheval qui s’en allait sans ruses
Se peut-il que ce soit deux cailloux dans le fleuve ?
Tournez-vous par ici, mes bêtes galopantes,
Au secours, j’ai besoin de chacune de vous,
Troupeau de taurillons, chevaux faiseurs d’espaces,
Personne n’est de trop pour consoler un fou,
Ah j’ai même besoin des bêtes qui se cachent
Et du grain de maïs au fond d’un sac perdu.
Pierre, obscure compagnie,
Sois bonne enfin, sois docile,
Ce n’est pas si difficile
De devenir mon amie.
Quand je sens que tu m’écoutes
C’est toi qui me donnes tout.
Tu es distraite, tu pèses,
Tu me remplis la main d’aise
Et d’une douceur sans bruit.
Le jour, tu es toute chaude,
Autour de toi mon cœur rôde,
Le tien qui s’est arrêté
Me ravit de tous côtés.
Cœur
A Pilar
Il ne sait pas mon nom
Ce coeur dont je suis l’hôte.
Il ne sait rien de moi
Que des régions sauvages.
Hauts plateaux faits de sang,
Epaisseurs interdites,
Comment vous conquérir
Sans vous donner la mort ?
Comment vous remonter,
Rivières de ma nuit
Retournant à vos sources,
Rivières sans poissons
Mains brûlantes et douces
Je tourne autour de vous
Et ne puis vous aborder,
Bruits de plages lointaines,
O courants de ma terre
Vous me chassez au large
Et pourtant je suis vous,
Et je suis vous aussi
Mes violents rivages
Ecumes de ma vie.
Beau visage de femme,
Corps entouré d’espace,
Comment avez-vous fait,
Allant de place en place,
Pour entre dans cette île
Où je n’ai pas d’accès
Et qui m’est chaque jour
Plus sourde et insolite,
Pour y poser le pied
Comme en votre demeure,
Pour avancer la main
Comprenant que c’est l’heure
De prendre un livre ou bien
De fermer la croisée ?
Vous allez, vous venez,
Vous prenez votre temps
Comme si vous suivaient
Seuls les yeux d’un enfant.
Sous la voûte charnelle
Mon cœur qui se croit seul
S’agite prisonnier
Pour sortir de sa cage.
Si je pouvais un jour
Lui dire sans langage
Que je forme le cercle
Tout autour de sa vie !
Par mes yeux bien ouverts
Faire descendre en lui
La surface du monde
Et tout ce qui dépasse,
Les vagues et les cieux,
Les têtes et les yeux !
Ne saurais-je du moins
L’éclairer à demi
D’une mince bougie
Et lui montrer dans l’ombre
Celle qui vit en lui
-Sans s’étonner jamais.
Soleil
Soleil, un petit bout d’homme est là sur ton chemin
Et tu mets sous ses yeux ce qu’il faut de lointains.
Ne sauras-tu jamais un peu de ce qu’il pense ?
Ah tu es faible aussi, sans aucune défense,
Toi qui n’as que la nuit pour sillage, pour fin.
Et peut-être que Dieu partage notre faim
Et que tous ces vivants et ces morts sur la terre
Ne sont que des morceaux de sa grande misère,
Dieu toujours appelé Dieu. Dieu toujours appelant,
Comme le bruit confus de notre propre sang.
Soleil, je suis heureux de rester sans réponse,
Ta lumière suffit qui brille sur ces ronces.
Je cherche autour de moi ce que je puis t’offrir.
Si je pouvais du moins te faire un jour chérir
Dans un matin d’hiver ta présence tacite,
Ou ce ciel dont tu es la seule marguerite,
Mais mon cœur ne peut rien sous l’os, il est sans voix,
Et toujours se hâtant pour s’approcher de toi,
Et toujours à deux doigts obscurs de ta lumière,
Elle qui ne pourrait non plus le satisfaire.
*
Montagnes et rochers, monuments du délire,
Nul homme ne nous voit, écoutez sans détours
Mon cœur grondant du fond des gorges et des jours.
Et comprenez mes yeux gelés de rêverie.
Mêlons-nous sous le ciel qui n’a pas de sursauts,
Que je devienne un peu de pierraille ou de roche
Pour t’apaiser, cœur immortel, qui me reproches
D’être homme, courtisan d’invisibles corbeaux.
*
Solitude au grand cœur encombré par les glaces,
Comment me pourrais-tu donner cette chaleur
Qui te manque et dont le regret nous embarrasse
Et vient nous faire peur ?
Va-t’en, nous ne saurions rien faire l’un de l’autre,
Nous pourrions tout au plus échanger nos glaçons
Et rester un moment à les regarder fondre
Sous la sombre chaleur qui consume nos fronts.
*
Ô montagnes décrépites,
Quel mouvement vous agite
Et quel autre vous arrête
Quand vous sembliez être prêts
A vous élancer au loin,
Lâches, lâches enjambées
Refusant votre destin.
Ô tristesse en plein soleil,
Même les herbes s’y mettent
Et chacun voudrait sa part,
Voyez, même le lézard
Quatre heures du matin
Qu’espères-tu de ces gravures
Pour toujours privées de lumière
Et que nul ne touchera
Dans ce coffre au-delà des mers ?
Si nul n’est dans ce coin pourquoi le regarder.
Qu’espères-tu de l’espace
Qui se raidit devant toi,
De cette ombre sur le fauteuil
Qui s’avance en se cachant
Comme une maladie mortelle ?
Ah prend garde à la voix du vagabond sans corps
Et sans plus de figure
Qui sert de tes yeux, de tes mains, pour écrire
Ces vers tremblant de voir le jour.
Chambre d’hôtel
A Benjamin Crémieux
Et l’un accroche à la patère un manteau brouillé par la rue,
Et l’autre regarde son burnous et le retourne, puis le hume.
Et l’autre accorde son lit comme un violon pour la nuit.
Il y glisse ses jambes maigres.
Cent visages font frissonner l’armoire à glace, même un nègre,
Et un Arabe qui bâille.
C’est en vain que la servante veut les effacer le matin.
Je vous dis que ce sont des spectres
Et que toute la chambre hésite captive de ces destins
Devant le nouveau voyageur qui s’obstine à être moi-même
Et se penche sur la pendule.
Mais le cadran feint le sommeil.
Ce lit je suis couché comme il devient grave et secret,
Comme mes draps sont immobiles et voudraient m’immobiliser !
Mais il me faut encor des routes, j’ai un grand besoin de villages,
Et tout le long des continents d’aller sentant grandir mon âge.
Mes yeux bleus vont me dévorer avec toute leur faim nocturne.
Pour me réclamer des visions ils me réveillent, me bousculent,
Ils faut encore au fond de moi leur prépare un sacrifice,
Même au plus nu de la nuit leur imaginer un délice.
Pourtant je ne suis qu’un homme qui reconnaît mal son
cerveau,
Et dont le cœur murmurant veut s’expliquer à nouveau
Depuis le commencement,
Dans ce lit posé sur l’Afrique
Et cherchant d’autres appuis.
Kairouan, 1927
Le forçat innocent,
Editions Gallimard, 1930
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