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Le bar à poèmes
28 juin 2016

Jacques Dupin (1925 – 2012) : « Expérience sans mesure… »

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     Expérience sans mesure , excédante, inexpiable, la poésie

ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage

le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n’est pas pour

qu’elle triomphe mais pour qu’elle s’abîme avec lui, avant de

consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte

entière, d’un pied sûr. Sa chute, il n’a pas le pouvoir de se

l’approprier, aucun droit de la revendiquer et d’en tirer bénéfice.

Ce n’est qu’accident de route, à chaque répétition s’aggravant.

Le poète n’est pas un homme moins minuscule, moins indigent

et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa

faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s’inverser dans

l’opération poétique et, par un retournement fondamental, qui

le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui

maintient l’homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde

le monde habitable.

 

……………………………………………..

 

 

     Invisible, elle occupe tout l’espace et cependant elle marche à

mes côtés. Elle habite un lieu qui n’est pas, et c’est le ciel second,

le ciel mis à nu, le ciel sans le bleu du ciel. (Et ses racines croissent

dans la pierre de ce ciel, que j’enferme et qui me comprend.)

     Enchaînés et indifférents, nous travaillons ensemble, l’un pour

l’autre, et nous nous éteindrons ensemble, sa journée achevée, car

elle ne me survivra pas et nous nous rencontrerons jamais. Je ne peux

m’empêcher de l’imaginer hors de moi, et de tendre ainsi vers une

frauduleuse image d’elle. Tentation de la dévêtir, mais elle n’est

jamais nue comme le sont les femmes. De lui prêter une apparence,

une distance, pour l’approcher,  la désarmer, la séduire… Elle feint

de d’éprendre tour à tour des masques et des travestis que je lui tends

- comme des pièges. Masques et pièges se referment sur moi.

     Sans doute me nourrit-elle, entretient-elle mes forces, ou plutôt

m’oblige-t-elle à tout instant à une nouvelle opiniâtre naissance. Je

l’entame avec chaque mot et de chaque mot dont je l’appauvris, elle

s’accroît, se fortifie, tire plus de douceur et de persuasion. Je la creuse

avec chaque mot et j’ai le désir de l’épuiser avec telle persévérance,

- et un tel enjouement quand je suis lucide -, que dans la parole

ressassante que je lui adresse, confidence ou imprécation, mots sans

ombre de l’habitude que chacun a dans l’oreille et que personne n’entend

plus, je vois poindre sa défaillance, sa première éclipse et sa seule

infidélité….

     Poussière éparse au vent de la nuit d’hiver, je n’occuperai pas le

berceau qu’ensemble, ma vie durant, nous aurons tressé de nos mains

confondues, avec les osiers du courant.

 

L’Embrasure,

Editions Gallimard, 1969

Du même auteur :

 « j’ai cru rejoindre par instants… » (28/06/2014)

Grand vent (27/06/2015)

Le règne minéral (28/06/2017)

Chapurlat (28/07/2018)

« Se lever tôt... » (28/07/2019)

Malevitch (20/10/2020)

Enoncé (1) (30/06/2022)

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