Pierre Emmanuel (1916 – 1984) : Interrogatoire
Interrogatoire
A Claude Vigée
I
Je ne remplirai plus vos questionnaires
Je ne sais comment je m’appelle
Qui est ce Je qui appelle
Ni ce moi qui est appelé
Ni ce jeu entre Je et moi
Cette vie à tu et à toi
Ces deux-ci partageant cet Un-là
Un seul masque et deux faussetés.
II
Vous me demandez où j’étais
Avant d’être au sein de ma mère
J’étais où je suis quand je rêve
Que mon père n’est pas encore né
Dans la sève qui ne jaillit pas
Le fleuve blotti dans la fente
Tel Adam existe et n’est pas
Avant qu’Eve naissant de lui ne l’enfante
Il y a quarante ans que je ne suis pas né
Ou mille, ou la durée du monde
Il y a quarante ans que j’occupe mon corps
Sans être ici
Où est mon poids c’est là ma place
Nulle part je ne suis présent – j’habite là
Un lieu donné mais non reçu
Là où vous êtes
Qu’y sommes-nous des voix sans écho
Des feux follets sur la boue séminale
Feux détrempés sans force pour saisir
La terre au four la chair dans une forme
Toute parole est bulle de limon
Nous épuisons en pertes spermatiques
L’excès des mots l’esprit sans érection
Sèche étincelle où la mer se concentre
Tête du sexe ô Logos géniteur
Nous sommes trop femellins trop humides
Trop amollis par nos étreintes vides
Pour t’ériger dans l’axe du soleil
Pour prendre appui au mur de nos vertèbres
Et nous dresser à pic
Et vivre ici.
III
Est-il besoin d’océans de semence
Pour contenir la postérité d’Abraham ?
Il y suffit d’un pleur de la rosée
Encor faut-il que ce pleur soit versé
Pour que s’infuse en lui l’aube première
Celui qui laisse une femme au matin
Fraîche et mouillée comme rose au jardin
Il est le père de tous les hommes
Il est fondé sur l’orgueil de ses reins
La glorieuse humilité de ses reins
Il est le même innombrable il est Un
Multiplié par le ciel plein d’étoiles
Et par l’écume au vente de la mer
Homme debout telle une forêt d’hommes
Quand il dit je chacun se nomme en lui
Sa frondaison bourgeonne de visages
Quêtant ses yeux pour s’y voir définis
Oui vraiment Je que nul moi n’incarcère
Centre parfait qui rayonne et s’oublie
Il a le temps d’être un dans tous ses frères
Et tout entier ici et maintenant
Foyer infime et raison de la sphère
Il est élu de l’éternel présent
Versant de l’âge
Editions du Seuil, 1958
Du même auteur :
In Tenebris (27/07/2014)
Les plaines sous le joug (11/04/2017)
Au nom secret (24/05/2018)