Eugène Guillevic (1907 – 1997) : Du silence
Du silence
Je fore
Je creuse.
Je fore
Dans le silence
Ou plutôt
Dans du silence,
Celui qu’en moi
Je fais.
Et je fore, je creuse
Vers plus de silence,
Vers le grand,
Le total silence en ma vie
Où le monde, je l’espère
Me révèlera quelque chose de lui.
Je veux entrer
Mais je ne sais
Ni où ni dans quoi.
Il semblerait que ce soit là
Où je me confondrais
Avec la source de ce
Dont j’ai toujours eu besoin.
Mon royaume
C’est du silence
Où je ne règne pas,
Je ne régente pas.
Je le laisse me posséder.
Je l’aide en cela
Par tout ce qui me crée.
Je me baigne en lui
Comme si je le touchais
Par quelque chose en moi
Dont je ne connais
Que l’existence
Et ce que de l’immensité
Il assigne à mon désir.
C’est le silence
Qui m’apporte, qui me donne
Le souffle du monde.
Il me permet
De me connaître en lui
A l’écoute
De mon être
Tel que je le pressens.
Il m’ouvre une porte
Sur une espace de calme
Où s’éclaire la présence
Indispensable.
Dans mon royaume
Je sens soudain passer par moi
Le constant croisement
De l’espace et du temps.
Mon royaume de silence
A la forme d’une sphère.
Je n’y suis pas au centre
Mais quelque part en haut.
Là où je me tiens
Tout me revient, tout m’arrive.
J’ausculte
Un présent sans frontière.
Je me vis au plein
De la sphère de silence
Quand je parviens
Même parfois dans les bruits,
A créer autour de moi
Tellement mon être
Sait donner de lui-même
Pour créer le royaume
Où je communie
Avec la teneur de ce silence
Avec sa sève
Qui est aussi la mienne
Est-ce que l’océan
Dans ses profondeurs
Possède autant de silence
Que j’en ai en moi ?
Sinon, est-ce
Pour se libérer de son bruit
Qu’il revient sur nos côtes
Faire tout ce tapage
Ravager ce qu’il peut
Pour enfin s’affaler
Comme sur un lit
Fait de douceur ?
Dans mon royaume,
Pas d’arbres, pas de maisons,
Que le silence
Est-ce qu’il m’encourage
A lui apporter par ma présence,
Mon désir.
Nous restons ainsi
A jouir l’un de l’autre
Comme font le ciel
Et sa charge d’azur.
Dans mon royaume
Une rivière
Coule très lentement
Elle ne fait aucun bruit,
Se promet à l’éternité.
Je pénètre souvent
Dans mon royaume
Avec une femme, ma femme,
La dame du silence,
Ensemble nous goûtons
Chacun notre bonheur
En même temps
Que celui du silence complice.
Et dans ces heures-là
Le royaume se rêve
Et se retrouve
Bénissant.
Tant d’années,
Tant de douleurs, de joies
Et de vacances en dehors de tout
M’ont permis de m’acharner
A créer le royaume
Où je m’englobe.
Là, je convoque
La fleur que je choisis
Pour la vivre, me fortifier.
Et vient le moment
Où la fleur se fane,
Prépare sa résurrection.
Des pensées, des souvenirs
Pas toujours faciles
A chasser, à guérir
Viennent troubler le royaume.
Alors, envahi,
J’abandonne le poiein.
Je m’occupe.
Je me laisse habiter
Par un quotidien
Qui m’absorbe –
Jusqu’à ce que le royaume
Revienne me prendre.
Les bruits ? les vaincre,
Les éloigner, les oublier,
C’est tout mon savoir
D’éteignoir de bruits.
Je puise
Dans ma réserve de force
Au fond de moi-même.
Je ne gagne pas toujours.
Aux abords du royaume,
Je résiste.
Bonheur de constater
Que dans ma sphère
Silence et joie
Se confondent.
C’est comme si
La longe plongée dans le silence
Me lavait, me purifiait,
Effaçant sur moi
Les taches que font
Les heures sans intérêt,
Ces heures vides
Ou pour tenir on cherche
A quoi s’accrocher,
Où parfois la fatigue
Oblige à s’arrêter.
Plus facile de trouver
Son royaume de silence
Dans la solitude et l’immobilité
Que dans la foule
Et le vagabondage,
Mais c’est parfois possible,
La condition :
Le don total
De soi-même à soi.
Tout ce que je fais apparaître
Dans mon silence
Est prêt à se donner
Avec un sourire
Porteur du bonheur de silence
Le bonheur
Dans mon royaume de silence
C’est de communier
Avec soi-même
En toute chose.
Je me dis que la prune
Vit en noyau
Comme je vis moi
Dans le sanctuaire
De mon royaume.
Dans mon royaume
Rien ne me pèse
Mais tout a son poids.
C’est comme si ma joie
Délivrait chaque chose
De sa pesanteur
Et me l’apportait
Tel un cadeau
Que me ferait l’espace.
Dans mon royaume
Une feuille d’arbre
Est une feuille
Je n’opte jamais
Pour l’immensité –
Je suis moi-même petit.
Et pourtant il me semble
Que tout le souffle qui cherche
A faire vivre le monde
Je le retrouve ici
Où toute chose
avec moi communie.
Quand vers le haut
J’ouvre mon royaume,
Rien ne trouble mon silence.
Le ciel est toujours
D’un azur un peu pâle
Qui paraît me faire entendre :
Aime-toi un peu plus,
Quand même.
Il m’arrive parfois
De faire entrer
Dans mon royaume
Un oiseau
Et je le fais chanter.
Toujours il me chante
Des airs que je ne connais pas
Mais qui m’agréent,
M’expriment
Le centre du royaume,
Le renouvellent,
Me l’approprient davantage,
Me donnent aussi
Envie de chanter –
Et je chante.
Je sais parler
Au rossignol.
La preuve :
Il me répond
Et son chant
Entre dans mon royaume.
Nourrit le silence.
Comme tous les royaumes,
Mon royaume n’est pas
A l’abri des menaces ;
Tantôt il disparaît,
Tantôt il m’expulse.
Reste à le reconquérir,
A le mériter, à se mériter,
Nécessiter de rassembler en soi
Toutes les provinces du silence,
D’en créer
Parfois contre ce qui veut
S’installer en moi.
Nécessité de se retrouver.
Je sens que le lac
Doit vivre son eau
Comme je vis le silence
Dans mon royaume,
Qu’il se possède lui aussi
Au long des heures,
Mais lui, sait-il
Qu’il a été mon maître
Dans l’art d’épouser le temps
Au sein du silence?
Que viens-tu faire, poème,
Dans le royaume ?
Je viens pour approfondir
Le silence,
Pour t’emmener au plus dur de lui,
Là où il te fait vivre
L’espérance que le monde
A de son avenir, là
Où il trouve
Ce que tu attends de lui et de toi :
La fusion.
Bonheur
De se voir arrivé
Au centre du royaume.
Alors, on écoute
Tout en regardant
Une lumière
Eprise d’elle-même
Qui nous porte
Le silence et moi.
Repos. Repos.
Contemplation
De la lumière
Qui est en moi,
En dehors de moi,
La même lumière
Qui fraternise
Avec elle-même,
Avec moi.
Le silence, ma lumière,
Est devenue joie.
1994
Possibles futurs poèmes 1982-1994,
Editions Gallimard, 1996
Du même auteur :
Herbier de Bretagne (30/03/2014)
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