Georges – Emmanuel Clancier (1914 - 2018) : A mi–voix
A mi–voix
Camarade
Camarade Maïakovski
La barque de l’amour
disais-tu
s’est brisée contre la vie quotidienne
Mais quelle barque ?
De quel amour ?
Quelle vie et quel jour ?
Et pour qu’elle mort t’es-tu donné la mort
Et quelle vie encore voulais-tu nous donner
Toi qui te donnas à la mort
Comme se retire en la nuit où s’étouffe le coup
De feu
Le joueur vaincu
Du dernier banco ?
Ton corps coléreux
pour bondir
construit sur le torrent
Ta faim violente du futur voile tendue à l’ouragan
Voilà ton navire fête et tempête
Que tu lanças farouche enfant dans la révolution
« La Liberté ou la Mort »
criaient les citoyens de vingt ans
Quand tomba jadis la tête du Père des temps révolus,
Et du sang ils se barbouillaient
croyant y découvrir
La jeunesse des temps à venir
« Le Socialisme et la Vie »
criais-tu
d’abord avec le peuple fusillé
Puis avec le tonnerre épique des fusils du peuple
Et nulle tâche
de caporal, d’agitateur, de tâcheron des masses
Ne te paraissait tache à l’aube de la poésie
Slogan Prêche Tract Affiche
Tu les croyais promesses Tu les croyais poèmes
Des lumineuses années à venir
De ce temps fabuleux où l’ouvrier et le poète
ne feraient qu’un
Puisque l’homme en lui-même enfin serait changé
Mais l’homme
comment fait-il toujours et toujours
Pour couver en lui ces monstres à vomir
Pour changer en leur mufle de ténèbre
La face qu’il tournait vers l’aurore innocente ?
Comment de ses chaînes brisées forge-t-il d’autres bagnes ?
Ni ouvrier ni poète mais livré en lui-même
A quelque dérisoire apprenti
sinon à quelque aveugle sorcier ensanglanté
Viendra-t-elle ?
Luiras-t-elle jamais ?
Quand sa rosée ?
Au fond de tant d’obscur et de pus et de merde pétrifiée
Quand ? l’éclaircie sans mensonge ni frontière
Source une fois entrevue dans le regard d’enfance
Ou sur les seins et les lèvres de l’amour…
En attendant
Tu meurs
toi qui n’as pas
qui n’as plu
d’autre
issue.
Celle qui dans tes bras tendrement tient ma vie
- Oh !que jamais ne se brise la barque de l’amour –
Arche belle de la beauté du réel et du rêve
T’as trouvé beau Vladimir Maïakovski trop fragile titan
Fier de t’être toi-même jugulé le pied sur la gorge de ta
[propre chanson
Sa pensée son cœur sa voix t’ont plaint
D’avoir tant donné en vain de ta vie
A ce monde nouveau que tu voulais que tu voulais si clair
Et qui t’eût détruit (si tu ne l’avais en te tuant devançé)
Lorsqu’il sut en noire horreur égaler
Le monde ancien l’enfer ancien
qu’il fallait bien pourtant
à la poésie, à la justice, à la liberté
(tes mères, tes filles)
détruire
SOYONS HEUREUX
Oscillante parole,
Editions Gallimard, 1978
Du même auteur :
A mi–voix (16/11/2016)
« Je ne suis que cet enfant... » (15/08/2018)
Le témoin (15/08/2019)
Arbre mon univers (03/08/2020)