Pierre Jean Jouve (1887 – 1976) : Songe
Songe
L’esprit du poète est par hasard tombé sur le vieux texte de l’Ecclésiate : Tout y est vanité et poursuite du vent.
Songe un peu au soleil de ta jeunesse
Celui qui brillait quand tu avais dix ans
Etonnement te souviens-tu du soleil de ta jeunesse
Si tu fixes bien les yeux
Si tu les rétrécis
Tu peux encor l’apercevoir
Il était rose
Il occupait la moitié du ciel
Tu pouvais toi le regarder en face
Etonnement mais quoi c’était si naturel
Il avait une couleur
Il avait une danse il avait un désir
Il avait une chaleur
Une facilité extraordinaire
Il t’aimait
Tout cela que parfois au milieu de ton âge et courant dans le
train le long des forêts au matin
Tu as cru imaginer
En toi-même
C’est dans le cœur que sont rangés les vieux soleils
Car là il n’a pas bougé voilà ce soleil
Mais oui il est là
J’ai vécu j’ai régné
J’ai éclairé par un si grand soleil
Hélas il est mort
Hélas il n’a jamais
Eté
Oh ce soleil dis-tu
Et pourtant ta jeunesse était malheureuse
Il n’y a pas besoin d’être roi de Jérusalem
Chaque vie s’interroge
Chaque vie se demande
Et chaque vie attend
Chaque homme refait le voyage tout est limité comment voir
davantage
Et nous avons inventé les machines
Elles sont arrivées brisant tout perçant le vieux sol peuplant le
vieil air
Ondes rayons axes brillants
Et voilà mon pouvoir est devenu terrible
Mon inquiétude aussi
Mon instabilité
Je ne tiens plus en place
Je cherche je deviens
Je n’ai plus mon vrai âge je m’amuse avec tout
Mais mon Dieu la guerre antique est revenue elle était à peine
changée
Le sang humain n’a qu’une manière de couler
La mort n’a qu’un pas toujours le même pour venir sur moi
Son masque a-t-il varié c’est la cire
L’espace est raccourci mon âme est-elle plus neuve
Je ne dis pas meilleure
Je n’oserais pas
Nous sommes loin de la macération de la résignation mais
Le plus coupable c’est toujours notre plaisir
Car le malheur aurait-il besoin d’être justifié le malheur c’est
la terre où pousse notre ville
Joie pureté
N’approchez pas
C’est à propos de notre joie
Que notre vanité apparaît pitoyable
Nous sommes si pressés
Notre scrupule est si vieux
Oui c’est avec notre joie que nous tremblons
Enfant dégénérée
Cependant l’esprit suspendu sur l’universel chagrin
A dit vous avez des sens faites-leur rendre votre jouissance
Et cela est amer
Plus amer
Et cela s’accélère en quelque sorte dans l’amertume
Pour nous
Juge éternel
Quelle puissance a la bêtise les étoiles luisent pour elle
La lumière lui va si bien les grands trains l’emportent
partout
Toutes les villes sont ses rassemblements sont ses plaisirs
Et le dimanche on aperçoit ses joies de famille
Quelle gloire après la guerre
Pour le désordre et la légèreté
Tout le monde vit bien mieux
Quelle grandeur pour le boxeur
Le poète
Habite toujours au cinquième étage il souffre d’une vieille
faim
Il contemple sa mort future il cherche à être éternel
Mais non ne croyez pas qu’il aime la mort comme autrefois
Il interroge
Il essaie à tâtons
Il soupire il délire
Et la vie pense-t-il serait vraiment merveilleuse si
La plus grande affaire est de mourir et nous n’en connaissons
pas une lettre
Ceux qui ont passé ne repassent plus
Mais je l’avoue je n’ai pas d’inquiétude
Je ne croie plus en eux
Sans comprendre je les annihile ils sont morts
O silence
Complicité
Peut-être n’est-ce pas une affaire du tout peut-être la mort
ne nous est-elle rien
Ou au contraire
Tout est-il pour cette seule mort pour ce grand porche pour
ce port heureux
Où entre le navire
Mais non car je ne crois pas au bonheur et je ne crois pas à
la mort
Au fond de moi je vous avoue que je suis sûr d’être immortel
Vanité essentielle
Jeune j’aimais le temps
Je ne supportais pas d’être le plus jeune
J’aimais la graminée quand elle a ses graines les arbres quand
ils s’étendent comme la musique
Jeune j’aimais les vieux
A présent je penche avec mon ombre sur l’autre versant celui
qui descend
Je ne sais plus j’ai goûté plusieurs temps
Peut-être avec la vieillesse viendra le calme
Combien l’homme a de mépris pour cette bouche qu’il adore
Mais il a trouvé là l’extase il poursuit toujours son extase
Vitalité
Il demande toujours l’odeur et la saveur et la couleur du corps
des femmes
Leur élasticité
Leur mensonge
Ce qui dans la chair nacrée chastement sourit de la mort
Et puis après
Vient sa tristesse
Qu’il reconnaît
Combien nous avons cherché – miracles nous sommes des
miracles
Rien
Ce monde était droit infini le voici courbe glissant l’un dans
l’autre
La vision de l’homme a grandi mais il y a de moins en moins
de choses derrière
La pensée est mince faible inutile une traînée brumeuse comme
la Voie Lactée
Tandis que le monde est matériel est étendu est effrayant est
véritable comme la paroi de l’enfer
La pensée sourit parce que peut-être elle va mourir
Ces étoiles contraires
Celui qui alluma le feu et celle éclairée par le feu
Le donateur et la demanderesse l’action et le mystère
Celui qui lance et celle qui incube sont présents toujours et à toute
heure
L’Envoyé et la Chassée circulent dans l’ovoïde espace bleu
Ensuite réunis
Ils forment une longue chanson avec des hauts et des bas
Toujours des chutes toujours des printemps
Ils repartent comme ils arrivent
Toujours la couche en forme de vague les hauts et les bas
Voilà c’est tout
Et l’ourlet de la mer la poussée du feuillage la terrestre fanfare
des montagnes
N’ayez pas peur de votre tristesse c’est la mienne
C’est la nôtre c’est la sienne
O grandeur
N’ayez pas peur voici la paix la vie la vie est admirable
La vie est vaine
La vie est admirable la vie est admirable elle est vaine
(1924)
Les Noces (1925 - 1931)
Editions Gallimard, 1931
Du même auteur :
Adieu (14/08/2016)
Eclairement (14/08/2017)
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