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Le bar à poèmes
18 août 2015

Pierre Jean Jouve (1887 – 1976) : Songe

 

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Songe

 

L’esprit du poète est par hasard tombé sur                                                                                                                                      le vieux texte de l’Ecclésiate : Tout y                                                                                                                                             est vanité et poursuite du vent.

 

Songe un peu au soleil de ta jeunesse

Celui qui brillait quand tu avais dix ans

Etonnement te souviens-tu du soleil de ta jeunesse

Si tu fixes bien les yeux

Si tu les rétrécis

Tu peux encor l’apercevoir

Il était rose

Il occupait la moitié du ciel

Tu pouvais toi le regarder en face

Etonnement mais quoi c’était si naturel

Il avait une couleur

Il avait une danse il avait un désir

Il avait une chaleur

Une facilité extraordinaire

Il t’aimait

Tout cela que parfois au milieu de ton âge et courant dans le

   train le long des forêts au matin

Tu as cru imaginer

En toi-même

C’est dans le cœur que sont rangés les vieux soleils

Car là il n’a pas bougé voilà ce soleil

Mais oui il est là

J’ai vécu j’ai régné

J’ai éclairé par un si grand soleil

Hélas il est mort

Hélas il n’a jamais

Eté

Oh ce soleil dis-tu

Et pourtant ta jeunesse était malheureuse

 

Il n’y a pas besoin d’être roi de Jérusalem

Chaque vie s’interroge

                          Chaque vie se demande

                                                      Et chaque vie attend

Chaque homme refait le voyage tout est limité comment voir

   davantage

Et nous avons inventé les machines

Elles sont arrivées brisant tout perçant le vieux sol peuplant le

   vieil air

Ondes rayons axes brillants

Et voilà mon pouvoir est devenu terrible

Mon inquiétude aussi

Mon instabilité

Je ne tiens plus en place

Je cherche je deviens

Je n’ai plus mon vrai âge je m’amuse avec tout

Mais mon Dieu la guerre antique est revenue elle était à peine

   changée

Le sang humain n’a qu’une manière de couler

La mort n’a qu’un pas toujours le même pour venir sur moi

Son masque a-t-il varié c’est la cire

L’espace est raccourci mon âme est-elle plus neuve

Je ne dis pas meilleure

Je n’oserais pas

 

Nous sommes loin de la macération de la résignation  mais

Le plus coupable c’est toujours notre plaisir

Car le malheur aurait-il besoin d’être justifié le malheur c’est

   la terre où pousse notre ville

Joie pureté

N’approchez pas

C’est à propos de notre joie

Que notre vanité apparaît pitoyable

Nous sommes si pressés

Notre scrupule est si vieux

Oui c’est avec notre joie que nous tremblons

Enfant dégénérée

Cependant l’esprit suspendu sur l’universel chagrin

A dit vous avez des sens faites-leur rendre votre jouissance

Et cela est amer

Plus amer

Et cela s’accélère en quelque sorte dans l’amertume

Pour nous

 

Juge éternel

Quelle puissance a la bêtise les étoiles luisent pour elle

La lumière lui va si bien les grands trains l’emportent

   partout

Toutes les villes sont ses rassemblements sont ses plaisirs

Et le dimanche on aperçoit ses joies de famille

Quelle gloire après la guerre

Pour le désordre et la légèreté

Tout le monde vit bien mieux

Quelle grandeur pour le boxeur

Le poète

Habite toujours au cinquième étage il souffre d’une vieille

   faim

Il contemple sa mort future il cherche à être éternel

Mais non ne croyez pas qu’il aime la mort comme autrefois

Il interroge

Il essaie à tâtons

Il soupire il délire

Et la vie pense-t-il serait vraiment merveilleuse si

 

La plus grande affaire est de mourir et nous n’en connaissons

   pas une lettre

Ceux qui ont passé ne repassent plus

Mais je l’avoue je n’ai pas d’inquiétude

Je ne croie plus en eux

Sans comprendre je les annihile ils sont morts

O silence

Complicité

Peut-être n’est-ce pas une affaire du tout peut-être la mort

   ne nous est-elle rien

Ou au contraire

Tout est-il pour cette seule mort pour ce grand porche pour

   ce port heureux

Où entre le navire

Mais non car je ne crois pas au bonheur et je ne crois pas à

   la mort

Au fond de moi je vous avoue que je suis sûr d’être immortel

Vanité essentielle

 

Jeune j’aimais le temps

Je ne supportais pas d’être le plus jeune

J’aimais la graminée quand elle a ses graines les arbres quand

   ils s’étendent comme la musique

Jeune j’aimais les vieux

A présent je penche avec mon ombre sur l’autre versant celui

   qui descend

Je ne sais plus j’ai goûté plusieurs temps

Peut-être avec la vieillesse viendra le calme

 

Combien l’homme a de mépris pour cette bouche qu’il adore

Mais il a trouvé là l’extase il poursuit toujours son extase

Vitalité

Il demande toujours l’odeur et la saveur et la couleur du corps

   des femmes

Leur élasticité

Leur mensonge

Ce qui dans la chair nacrée chastement sourit de la mort

Et puis après

Vient sa tristesse

Qu’il reconnaît

 

Combien nous avons cherché – miracles nous sommes des

   miracles

Rien

Ce monde était droit infini le voici courbe glissant l’un dans

   l’autre

La vision de l’homme a grandi mais il y a de moins en moins

   de choses derrière

La pensée est mince faible inutile une traînée brumeuse comme

   la Voie Lactée

Tandis que le monde est matériel est étendu est effrayant est

   véritable comme la paroi de l’enfer

La pensée sourit parce que peut-être elle va mourir

 

Ces étoiles contraires

Celui qui alluma le feu et celle éclairée par le feu

Le donateur et la demanderesse l’action et le mystère

Celui qui lance et celle qui incube sont présents toujours et à toute

   heure

L’Envoyé et la Chassée circulent dans l’ovoïde espace bleu

Ensuite réunis

Ils forment une longue chanson avec des hauts et des bas

Toujours des chutes toujours des printemps

Ils repartent comme ils arrivent

Toujours la couche en forme de vague les hauts et les bas

Voilà c’est tout

Et l’ourlet de la mer la poussée du feuillage la terrestre fanfare

   des montagnes

N’ayez pas peur de votre tristesse c’est la mienne

C’est la nôtre c’est la sienne

O grandeur

N’ayez pas peur voici la paix la vie la vie est admirable

La vie est vaine

 

La vie est admirable la vie est admirable elle est vaine

(1924)

 

Les Noces (1925 - 1931)

Editions Gallimard, 1931

Du même auteur :

Adieu (14/08/2016)

Eclairement (14/08/2017)

« jour d’été... » (14/08/2018)

Pays d’Hélène (10/11/2019)

Blanches hanches (10/11/2020)

 Magie (10/11/2021)

Ciel (28/09/2023)

 

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