Hubert Juin (1926 - 1987 ) : L’Aube brève
L’Aube brève
Ils passaient au-delà de la ligne des eaux si loin que l’horizon
courbe perdait le sens se retournait se détournait se couvrait
de corail plongeait dans la profondeur opaque se dissimulait
aux regards Nous devenions multiples chacun un océan une
épopée la guerre insidieuse du sang porté aux tempes par les
servantes
attentives Cependant nous vivions hors de vue dans l’oubli
feuillu, à la chair tendre
Venaient les libations des fêtes impériales les défilés entre les rocs
avec le chêne là-haut qui menaçait L’ombrage des feuillures présidait
La famille roncière s’assemblait dans le silence peint du damier
Il y avait le saute-mouton des nuages et les gouffres braillards
C’étaient des kermesses d’enfants sous le défilé souverain des arbres
qui ne nous pardonnaient rien Faisaient halte aux tisons du ciel
des cortèges d’anges Nous avions promesse de corps offerts de chair
L’impérieuse besogne brûlait nos reins : il demeurait de nous
un fantôme d’osier, le mannequin sournois qui est dans la douve
herbue d’entre les cuisses les jambes et sous le ventre l’ordinateur
du rêve Dès lors nous marchions aux rives du canal, là-bas, dans
la Flandre et l’eau miroir ténu ne nous a plus quittés
Il y avait donc de l’eau à la marche pesante et verte des arbres qui
s’en allaient devant et les péniches telles des chiennes en sommeil
qui rêvent à grands cris la tête éclate la sueur pardonne et l’onde
revient avec les dignitaires les conquérants et les navigateurs
éblouis
du papier peint de notre enfance La fièvre a découvert le monde Je
dors dans un lit clair sous l’éclat bref de l’oublieux désir
Recroquevillée, l’insomnie « essayant de se réchauffer le bout
des doigts sous les bras » mais que suis-je occupé dans ce jardin
à tracer ces lettres cette citation venue de rien qui tremble de
froid dans le ciel gris de la syntaxe avec ce qui change et
cela ne modifie rien au cours des mots qui courent, à la ligne
s’il vous plaît Il faut bien que le poème reprenne souffle
s’emploie aux lignes pliées – couleurs – par les bohémiennes
pythies ici mandées par ce mort aux gants verts que je ne connais
pas je le jure Les devineresses le profèrent : j’ai des gants
d’arbre
L’enterrement de la nuit
Le poème ensablé au coeur des branches
Il y avait un nid tressé de fils au van des branches : hurlant
les mots parmi les nuages voyageurs pressés et l’océan rompu
aux équinoxe de ses oiseaux blancs on penserait à des parenthèses
à des chapitres épinglés dans les livres impairs du temps qui passe
et pourquoi faudrait-il contenir la voix du temps disciples dociles
du commerce des mots
Le statut des mots
La statue des feuilles lorsque l’aube s’immobile parce que le gel
parle plus haut Sa voix s’élève dans l’air lourd cloue les chouettes
aux vantaux des fermes avec des clous souillés sème le sang
dresse les chevaux du ciel en des calvacades nébuleuse et
rouillées
L’aube brève à peine paraît-elle qu’elle s’efface déjà Le deuil
Le cheval bleu, Editions Rougerie, 1975
Du même auteur :
V.H. (03/07/2016)
« Où sont les appels de la lumière… » (11/12/2017)