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Le bar à poèmes
30 août 2014

Gaston Miron (1928 – 1996) : La marche à l’amour

 

miron2Photo : Antoine Désilets.

 

La marche à l’amour

 

Tu as les yeux pers des champs de rosées

tu as des yeux d'aventure et d'années-lumière

la douceur du fond des brises au mois de mai

dans les accompagnements de ma vie en friche

avec cette chaleur d'oiseau à ton corps craintif

moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches

moi je fonce à vive allure et entêté d'avenir

la tête en bas comme un bison dans son destin

la blancheur des nénuphars s'élève jusqu'à ton cou

pour la conjuration de mes manitous maléfiques

moi qui ai des yeux où ciel et mer s'influencent

pour la réverbération de ta mort lointaine

avec cette tache errante de chevreuil que tu as 

 

tu viendras tout ensoleillée d'existence

la bouche envahie par la fraîcheur des herbes

le corps mûri par les jardins oubliés

où tes seins sont devenus des envoûtements

tu te lèves, tu es l'aube dans mes bras

où tu changes comme les saisons

je te prendrai marcheur d'un pays d'haleine

à bout de misères et à bout de démesures

je veux te faire aimer la vie notre vie

t'aimer fou de racines à feuilles et grave

de jour en jour à travers nuits et gués

de moellons nos vertus silencieuses

je finirai bien par te rencontrer quelque part

bon dieu!

et contre tout ce qui me rend absent et douloureux

par le mince regard qui me reste au fond du froid

j'affirme ô mon amour que tu existes

je corrige notre vie 

 

nous n'irons plus mourir de langueur

à des milles de distance dans nos rêves bourrasques

des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres

les épaules baignées de vols de mouettes

non

j'irai te chercher nous vivrons sur la terre

la détresse n'est pas incurable qui fait de moi

une épave de dérision, un ballon d'indécence

un pitre aux larmes d'étincelles et de lésions profondes

frappe l'air et le feu de mes soifs

coule-moi dans tes mains de ciel de soie

la tête la première pour ne plus revenir

si ce n'est pour remonter debout à ton flanc

nouveau venu de l'amour du monde

constelle-moi de ton corps de voie lactée

même si j'ai fait de ma vie dans un plongeon

une sorte de marais, une espèce de rage noire

si je fus cabotin, concasseur de désespoir

j'ai quand même idée farouche

de t'aimer pour ta pureté

de t'aimer pour une tendresse que je n'ai pas connue

dans les giboulées d'étoiles de mon ciel

l'éclair s'épanouit dans ma chair

je passe les poings durs au vent

j'ai un coeur de mille chevaux-vapeur

j'ai un coeur comme la flamme d'une chandelle

toi tu as la tête d'abîme douce n'est-ce pas

la nuit de saule dans tes cheveux

un visage enneigé de hasards et de fruits

un regard entretenu de sources cachées

et mille chants d'insectes dans tes veines

et mille pluies de pétales dans tes caresses 

 

tu es mon amour

ma clameur mon bramement

tu es mon amour ma ceinture fléchée d'univers

ma danse carrée des quatre coins d'horizon

le rouet des écheveaux de mon espoir

tu es ma réconciliation batailleuse

mon murmure de jours à mes cils d'abeille

mon eau bleue de fenêtre

dans les hauts vols de buildings

mon amour

de fontaines de haies de ronds-points de fleurs

tu es ma chance ouverte et mon encerclement

à cause de toi

mon courage est un sapin toujours vert

et j'ai du chiendent d'achigan plein l'âme

tu es belle de tout l'avenir épargné

d'une frêle beauté soleilleuse contre l'ombre

ouvre-moi tes bras que j'entre au port

et mon corps d'amoureux viendra rouler

sur les talus du mont Royal

orignal, quand tu brames orignal

coule-moi dans ta plainte osseuse

fais-moi passer tout cabré tout empanaché

dans ton appel et ta détermination 

 

Montréal est grand comme un désordre universel

tu es assise quelque part avec l'ombre et ton coeur

ton regard vient luire sur le sommeil des colombes

fille dont le visage est ma route aux réverbères

quand je plonge dans les nuits de sources

si jamais je te rencontre fille

après les femmes de la soif glacée

je pleurerai te consolerai

de tes jours sans pluies et sans quenouilles

des circonstances de l'amour dénoué

j'allumerai chez toi les phares de la douceur

nous nous reposerons dans la lumière

de toutes les mers en fleurs de manne

puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang

tu seras heureuse fille heureuse

d'être la femme que tu es dans mes bras

le monde entier sera changé en toi et moi 

 

la marche à l'amour s'ébruite en un voilier

de pas voletant par les lacs de portage

mes absolus poings

ah violence de délices et d'aval

j'aime
              que j'aime
                                  que tu t'avances
                                                              ma ravie

frileuse aux pieds nus sur les frimas de l'aube

par ce temps profus d'épilobes en beauté

sur ces grèves où l'été

pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers

harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes

ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs

lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée

et qu'en tangage de moisson ourlée de brises

je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale

je roule en toi

tous les saguenays d'eau noire de ma vie

je fais naître en toi

les frénésies de frayères au fond du coeur d'outaouais

puis le cri de l'engoulevent vient s'abattre dans ta gorge

terre meuble de l'amour ton corps

se soulève en tiges pêle-mêle

je suis au centre du monde tel qu'il gronde en moi

avec la rumeur de mon âme dans tous les coins

je vais jusqu'au bout des comètes de mon sang

haletant
                  harcelé de néant
                                               et dynamité
de petites apocalypses

les deux mains dans les furies dans les féeries

ô mains

ô poings

comme des cogneurs de folles tendresses

mais que tu m'aimes et si tu m'aimes

s'exhalera le froid natal de mes poumons

le sang tournera ô grand cirque

je sais que tout mon amour

sera retourné comme un jardin détruit

qu'importe je serai toujours si je suis seul

cet homme de lisière à bramer ton nom

éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles

mon amour ô ma plainte

de merle-chat dans la nuit buissonneuse

ô fou feu froid de la neige

beau sexe léger ô ma neige

mon amour d'éclairs lapidée

morte

dans le froid des plus lointaines flammes 

 

puis les années m'emportent sens dessus dessous

je m'en vais en délabre au bout de mon rouleau

des voix murmurent les récits de ton domaine

à part moi je me parle

que vais-je devenir dans ma force fracassée

ma force noire du bout de mes montagnes

pour te voir à jamais je déporte mon regard

je me tiens aux écoutes des sirènes

dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques

et parmi ces bouts de temps qui halètent

me voici de nouveau campé dans ta légende

tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges

les chevaux de bois de tes rires

tes yeux de paille et d'or

seront toujours au fond de mon coeur

et ils traverseront les siècles 

 

je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi

lentement je m'affale de tout mon long dans l'âme

je marche à toi, je titube à toi, je bois

à la gourde vide du sens de la vie

à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud

à ces taloches de vent sans queue et sans tête

je n'ai plus de visage pour l'amour

je n'ai plus de visage pour rien de rien

parfois je m'assois par pitié de moi

j'ouvre mes bras à la croix des sommeils

mon corps est un dernier réseau de tics amoureux

avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus

je n'attends pas à demain je t'attends

je n'attends pas la fin du monde je t'attends

dégagé de la fausse auréole de ma vie

 

L'Homme Rapaillé,

Editions Typo, Montréal, 1998

 

Du même auteur :

Les siècles de l’hiver (30/08/2015)

Monologues de l'aliénation délirante (30/08/2016)

Ma femme sans fin (07/08/2018)

Poème de séparation 1, 2 (30/01/2021)

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 Compagnon des Amériques (30/01/2023)

« Chaque jour je m’enfonce... » (30/01/2024)
 

 

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