Gaston Miron (1928 – 1996) : « Chaque jour je m’enfonce... »
Chaque jour je m’enfonce dans ton corps
et le soleil vient bruire dans mes veines
mes bras enlacent ta nudité sans rivages
où je déferle pareil à l’espace sans bords
sur les pentes d’un combat devenu total
au milieu de la plus quotidienne obscurité
je pense à toi tel qu’au jour de ma mort
chaque jour tu es ma seule voie céleste
malgré l’érosion des peines tourmenteuses
je parviens à hisser mon courage faillible
je parviens au pays lumineux de mon être
que je t’offre avec le goût d’un cours nouveau
amour, sauvage amour de mon sang dans l’ombre
mouvant visage du vent dans les broussailles
femme, il me faut t’aimer femme de mon âge
comme le temps précieux et blond du sablier
Quand je te retrouve après les camarades
le monde est agrandi de nos espoirs de nos paroles
et de nos actions prochaines dans la lutte
c’est alors de t’émouvoir que je suis enhardi
avec l’intensité des adieux désormais dénoués
er de l’aube recommencée sur l’autre versant
lorsque dans nos corps et autour
lorsque dans nos pensées emmêlées
lentement de sondes lentement de salive solaire
jonchés de flores caressés de bêtes brûlantes
secoués de fulgurants déplacements de galaxies
où des satellites balisent demain de plus de dieux
ainsi de te prendre dans le tumulte et l’immensité
lucide avec effervescence
tu me hâtes en toi consumant le manège du désir
et lors de l’incoercible rafale fabuleuse
du milieu de nous confondus sans confins
se lèvent et nous soulèvent
l’empan et le faîte de l’étreinte plus pressante
que la fatalité
noueuse et déliée, chair et verbe, espace
que nous formons largués l’un dans l’autre
Parle-moi parle-moi de toi parle-moi de nous
j’ai le dos large je t’emporterai dans mes bras
j’ai compris beaucoup de choses dans cette époque
les visages et les chagrins dans l’éloignement
la peur et l’angoisse et les périls de l’esprit
je te parlerai de nous de moi des camarades
et tu m’emporteras comblée dans le don de toi
jusque dans le bas-côté des choses
dans l’ombre la plus perdue à la frange
dans l’ordinaire rumeur de nos pas à pas
lorsque je rage butor de mauvaise foi
lorsque ton silence me cravache farouche
dans de grandes lévitations de bonheur
et dans quelques grandes déchirures
ainsi sommes-nous un couple
toi s’échappant de moi
moi s’échappant de toi
pour à nouveau nous confondre d’attirance
ainsi nous sommes ce couple ininterrompu
tour à tour désassemblé et réuni à jamais
Frêle frileuse femme qui vas difficilement
(son absence te fait mal en creux dans ton ventre)
d’un effort à l’autre et dans l’espérance diffuse
tiens debout en vie aux souffles des nécessités
diaphane fragile femme belle toujours d’une flamme
de bougie, toi aussi tu as su, tes yeux s’effarent
(l’humidité de l’ennui, ta fraîcheur qui s’écaille)
patiente amoureuse femme qui languis de cet homme
mince courageuse femme qui voiles ton angoisse
(tu oublies ses rencontres, ses liens clandestins)
sans toujours le vouloir il te mêle à sa souffrance
ce monde qui nous entoure auquel ses bras se donnent
la justice est-il écrit est l’espoir de l’homme
(il se mépriserait lui-même du mépris qu’on lui porte)
elle pense : c’est en toi qu’est ancrée ma présence
il pense : c’est par elle unanime que je possède ma vie
Ce que la mer chante à des mille d’ici
la force de ton ventre, le besoin absolu
de m’ériger en toi
voici que mes bras de mâle amour s’ébranlent
pour les confondre en une seule étendue
ce que la terre dans l’alchimie de ses règnes
abandonne et transmue en noueuses genèses
de même je l’accomplis en homme concret
dans l’arborescence de l’espèce humaine
et le destin qui me lie à toi et aux nôtres
si j’étais mort avant de te connaître
ma vie n’aurait jamais été que fil rompu
pour la mémoire et pour la trace
je n’aurais rien su de mon corps d’après la mort
ni des grands fonds de la durée
rien de la tendresse au long cours de tes gestes
cette vie notre éternité qui traverse la mort
et je n’en finis pas d’écouter les mondes
au long de tes hanches.
(L’amour et le militant)
L’homme rapaillé,
Editions Typo, Montréal,1998
Du même auteur :
La marche à l’amour (30/08/2014)
Les siècles de l’hiver (30/08/2015)
Monologues de l'aliénation délirante (30/08/2016)
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