Claude Esteban (1935 - 2006) : "Quand on a soufert trop longtemps..."
Quand on a souffert trop longtemps, il faut
parfois que l'on s'arrête et que l'on rie, qu'on partage
avec des amis des gâteaux sucrés puis que l'on boive
quelque vin doux des Canaries et qu'il y ait des danses
même un peu lascives, ainsi parlait jadis un fou
pour distraire son maître qui ne guérissait plus
ou qui ne voulait pas guérir de son mal, j'en connais d'autres
*
Chaque soir laissez la porte entrouverte,
il se pourrait qu’un souffle d’air veuille entrer
et avec lui peut-être un papillon de nuit, une feuille
tant de choses peuvent renaître si le temps
se promène à son gré dans le noir des chambres
et s’attarde sur un miroir ou dessine
dans la tête de celui qui dort une autre pensée
Le temps n'aime pas les portes qui se referment
pour se rouvrir au matin commesi l'homme depuis toujours
disposait des heures qui tournent
*
Le soir venu, on se prépare pour un voyage
qui n'aura jamais lieu puisque bien sûr on ne part pas
mais c'est quand même chaque soir un moment
très extraordinaire car avant de tout quitter il faut
mettre en ordre sa maison et chacune de ses pensées
qui prenaient tant de place et n'en garder qu'une
ou deux, les plus légères, pour son bagage
le soir venu, c'est comme si quelqu'un
qui n'est pas vous disposait de chaque chose
à votre place, mais sans vous faire souffrir, juste
pour vous aider et l'on se prend, dieu sait pourquoi,
à aimer ce compagnon sans visage et quand il faut
partir on voudrait presque l'embrasser, lui qui ne
s'en va pas, et l'on reste avec lui, très tard, sous les ombrages.
*
Et ce serait un grand bonheur d'en finir à l'automne
avec ce corps qui n'en peut plus et dans les arbres un peu de vert,
tout resterait à sa place, sans nous, jusqu'à l'hiver
et puis viendrait la neige et la Noël pour tous les autres
quelqu'un dirait peut-être, connaissez-vous cet homme-là,
je ne sais plus son nom, il lui arrivait parfois de sourire
pour pas grand-chose, un nuage qui passe, mais il faut vivre
avec les siens, et c'est déjà beaucoup de se souvenir
et l'on serait cet homme-là qui n'intéresse plus personne
mais qui ne souffre plus de son corps et ce serait déjà beaucoup,
peut-être qu'on serait mêlé dans la terre aux feuilles jaunes
et qu'on descendrait comme les fourmis au-dedans du chaud
on dormirait, on n'aurait plus de mauvais rêves, on pourrait croire
que les morts sont heureux dans leurs demeures sans échos.
*
Quelqu'un commence à parler dans une chambre
et c'est bien tard sans doute, quelque chose a changé
où s'est perdu dans la tête de celui qui parle
et ce qu'il dit ne ressemble que de très loin à son mal,
c'est peut-être que la mémoire devient plus profonde
et qu'on hésite à revenir là où le cri s'est arrêté
n'importe, il faut avancer avec toutes ces vieilles blessures,
la chambre est vieille aussi mais elle oublie dans le soleil
et la table est là toute proche et qui se rassure
quelqu'un n'a pas de nom et c'est peut-être mieux ainsi
de ne plus rien savoir de soi et que les mots vous portent.
*
Il pleut très doucement dans un poème
et la ville est couchée là tout près comme un bon chien,
des choses passent puis d'autres reviennent
il ya des mots qui sont lourds de soleil
et qui disent très bien la fourrure secrète d'une femme
et d'autres qui sont pleins de brume jusqu'au réveil
il pleut si doucement que c'est peut-être un autre monde
pareil à celui-ci mais sans hâte et sans orgueil
et c'est dans le dedans de soi comme des gouttes de silence.
*
Une lampe qui veille dans la nuit,
un coeur qui n'enfinit plus de croire
quelqu'un invente son histoire
par-delà la fureur et le bruit
Quelqu'un commence à parler dans une chambre,
Editions Flammarion,1995
Du même auteur :
Croyant nommer (10/10/2015)
« Dans le vide qui vient… » (12/03/2018)
« Cette femme ... » (13/09/2019)