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Le bar à poèmes
10 juin 2014

Claude Esteban (1935 - 2006) : "Quand on a soufert trop longtemps..."

esteban[1]

Quand on  a souffert trop longtemps, il faut

parfois que l'on s'arrête et que l'on rie, qu'on partage

avec des amis des gâteaux sucrés puis que l'on boive

quelque vin doux des Canaries et qu'il y ait des danses

même un peu lascives, ainsi parlait jadis un fou

pour distraire son maître qui ne guérissait plus

ou qui ne voulait pas guérir de son mal, j'en connais d'autres

 

*

Chaque soir laissez la porte entrouverte,

il se pourrait qu’un souffle d’air veuille entrer

et avec lui peut-être un papillon de nuit, une feuille

 

tant de choses peuvent renaître si le temps

se promène à son gré dans le noir des chambres

 

et s’attarde sur un miroir ou dessine

dans la tête de celui qui dort une autre pensée

 

Le temps n'aime pas les portes qui se referment 

pour se rouvrir au matin commesi l'homme depuis toujours

disposait des heures qui tournent

 

*

Le soir venu, on se prépare pour un voyage

qui n'aura jamais lieu puisque bien sûr on ne part pas

mais c'est quand même chaque soir un moment

très extraordinaire car avant de tout quitter il faut

mettre en ordre sa maison et chacune de ses pensées

qui prenaient tant de place et n'en garder qu'une

ou deux, les plus légères, pour son bagage

 

le soir venu, c'est comme si quelqu'un

qui n'est pas vous disposait de chaque chose

à votre place, mais sans vous faire souffrir, juste

pour vous aider et l'on se prend, dieu sait pourquoi,

à aimer ce compagnon sans visage et quand il faut

partir on voudrait presque l'embrasser, lui qui ne

s'en va pas, et l'on reste avec lui, très tard, sous les ombrages.

 

*

Et ce serait un grand bonheur d'en finir à l'automne

avec ce corps qui n'en peut plus et dans les arbres un peu de vert,

tout resterait à sa place, sans nous, jusqu'à l'hiver

et puis viendrait la neige et la Noël pour tous les autres

 

quelqu'un dirait peut-être, connaissez-vous cet homme-là,

je ne sais plus son nom, il lui arrivait parfois de sourire

pour pas grand-chose, un nuage qui passe, mais il faut  vivre

avec les siens, et c'est déjà beaucoup de se souvenir

 

et l'on serait cet homme-là qui n'intéresse plus personne

mais qui ne souffre plus de son corps et ce serait déjà beaucoup,

peut-être qu'on serait mêlé dans la terre aux feuilles jaunes

 

et qu'on descendrait comme les fourmis au-dedans du chaud

on dormirait, on n'aurait plus de mauvais rêves, on pourrait croire

que les morts sont heureux dans leurs demeures sans échos.

 

*

Quelqu'un commence à parler dans une chambre

et c'est bien tard sans doute, quelque chose a changé

où s'est perdu dans la tête de celui qui parle

 

et ce qu'il dit ne ressemble que de très loin à son mal,

c'est peut-être que la mémoire devient plus profonde

et qu'on hésite à revenir là où le cri s'est arrêté

 

n'importe, il faut avancer avec toutes ces vieilles blessures,

la chambre est vieille aussi mais elle oublie dans le soleil

et la table est là toute proche et qui se rassure

quelqu'un n'a pas de nom et c'est peut-être mieux ainsi

de ne plus rien savoir de soi et que les mots vous portent.

*

Il pleut très doucement dans un poème

et la ville est couchée là tout près comme un bon chien,

des choses passent puis d'autres reviennent

 

il ya des mots qui sont lourds de soleil

et qui disent très bien la fourrure secrète d'une femme

et d'autres qui sont pleins de brume jusqu'au réveil

 

il pleut si doucement que c'est peut-être un autre monde

pareil à celui-ci mais sans hâte et sans orgueil

et c'est dans le dedans de soi comme des gouttes de silence.

 

*

                    Une lampe qui veille dans la nuit,

                    un coeur qui n'enfinit plus de croire

 

                    quelqu'un invente son histoire

                    par-delà la fureur et le bruit

 

 

Quelqu'un commence à parler dans une chambre,

Editions Flammarion,1995

Du même auteur :

Croyant nommer (10/10/2015)

« Dans le vide qui vient… » (12/03/2018)

« Cette femme ... » (13/09/2019)

 

 

 

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