Rainer - Maria Rilke (1875 – 1926) : Troisième élégie / Dritte Elegie
La troisième élégie
C’est une chose de chanter l’aimée. Une autre chose, hélas,
de chanter ce coupable caché, le dieu-fleuve du sang
Celui, son jeune amant, qu’elle reconnaît de loin, que sait-il
quant à lui, du seigneur du plaisir, qui du solitaire souvent,
bien avant que la fille l’apaise, comme si souvent même elle n’existait pas,
dégoulinant de quel-inconnaissable, a relevé
la tête de dieu en appelant la nuit à d’infinis soulèvements.
Ô Neptune du sang, ô son trident terrible,
ô le vent noir de sa poitrine de conque enroulée.
Ecoute la nuit qui se creuse et s’invagine. Etoiles, ne vient-il pas
de vous le désir de l’amant bandé vers le visage
de l’aimée. Et le regard intime qui va jusqu’aux tréfonds
de son visage pur, ne vient-il pas de l’astre pur ?.
Ce n’est pas toi, hélas, ce n’est pas sa mère qui
lui a ainsi tendu d’attente les arcs de ses sourcils.
Ce n’st pas contre toi, jeune fille qui sens son corps, ce n’est pas ta présence
Qui a plié sa lèvre en ce message plus fertile de ses traits.
Crois-tu vraiment que tu l’aurais du pas léger de ta venue
tant ébranlé, ô toi qui marches comme un vent de première heure ?
Certes tu as porté de l’effroi dans son cœur ; mais ce sont des peurs plus
anciennes
qui l’ont assailli quand il a reçu le coup de ton toucher.
Appelle-le... ton cri ne le tirera pas tout entier de son commerce obscur.
Il est vrai qu’il le veut, qu’il s’évade et s’accoutume soulagé
au foyer de ton cœur, se prend et se commence...
Mais s’est-il jamais commencé ?
Mère, c’est toi qui l’as fait tout petit, qui fus celle qui fit son ébauche ; c’est
pour toi
qu’il a été nouveau, c’est toi qui a penché sur ses yeux neufs
le monde amical, et les a défendus d’un monde non connu.
Où sont-elles, mon dieu, en allées, les années où ta seule
et mince silhouette ôtait du chemin de sa vue l’ample pulsion de chaos ?
Lui cachant ainsi mainte chose ; la chambre emplie de nuit suspecte, tu la
rendais
sans péril, et puisant à ton cœur peuplé de refuges
tu mêlais un espace plus humain à son espace-nuit
.
Ce n’est pas dans le noir, non, c’est dans le halo plus présent de ton être
que tu as posé la lampe de nuit, et sa lueur semblait naître de l’amitié.
Pas un seul craquement que tu n’aies souriante expliqué, comme si
depuis longtemps tu savais quand les lattes du parquet ont cette conduite...
Lui, écoutait et s’apaisait ainsi. Tant pouvait opérer de choses
tendrement, que tu te fusses ainsi levée ; dans le manteau, derrière l’armoire,
son destin s’en venait, haut dressé, prendre place, et son avenir tourmenté
passait au seul effort d’un remuement léger les plis accueillants du rideau .
Et lui-même, couché là, le soulagé, distillant sous
des paupières somnolentes ta silhouette légère en
suc exquis coulant dans les minutes d’avant le sommeil – :
semblait un être protégé... Mais au-dedans de lui : qui fit obstacle,
qui arrêta en lui les flux de l’origine ?
Ah, il n’y avait là nulle prudence en ce dormeur ; il dormait
mais en rêvant, mais dans des fièvres : tel que lui-même se prêtait à tout cela.
Lui, le nouveau, lui, le farouche, comme il était déjà empêtré,
enlacé dans les lianes proliférantes de son devenir intime,
et nouant avec elles des motifs, s’y étranglant de la croissance, et dessinant des
formes
agitées de fulgurances bestiales. Comme il s’abandonnait
- aimait.
Aimait son être intime, et la jungle perdue de son être intérieur,
cette forêt en lui des premiers temps sur la ruine muette de qui
se tenait son cœur viride et clair. Aimait. Puis le quitta, sortit
le long de ses racine propres dans l’origine violente,
où sa naissance infime avait déjà vécue son temps.
Aimant,
descendit dans le sang plus ancien, dans les gorges
où gisait le terrible, repu de tous ses pères encore. Et tout ce qu’il y a
d’horrible le connaissait, clignait, était avec lui comme en intelligence.
Et même l’épouvante arborait un sourire... Mère,
tu n’as pas bien souvent ainsi souri. Pourquoi
n’aimerait-il pas ceci, qui était un sourire. Qu’il a même avant toi
aimé, car lorsque tu étais grosse de lui, déjà,
ceci était dissous dans l’eau qui rend léger celui qui est en germe.
Voici, nous n’aimons pas comme les fleurs, poussés
par l’unique saison d’une année ; il monte dans nos bras, quand nous aimons,
une sève immémoriale. Ô jeune fille, tout
ceci : je veux dire qu’en nous nous aimions, non point un être unique, et à venir,
mais la fermentescence innombrable ; non pas un seul enfant,
mais les pères qui sont au fond de nous, couchés
comme des débris de montagne ; mai le lit de fleuve asséché
de mères de jadis ; mais tout
le paysage de silence sur qui est suspendue une fatalité
de nuages ou d’azur – voici donc, jeune fille, ce qui t’a devancée.
Et que sais, tu toi-même – tu as fait resurgir
au sein de l’amoureux des temps d’avant le temps. Quels sentiments enfouis
se sont extraits jusqu’ici d’êtres à jamais en allés. Qui sont les femmes
qui jadis te haïrent. Quels hommes ténébreux
as-tu mis en émoi dans les veines du jeune homme ? Ce sont des enfants
morts qui voulaient te rejoindre... Oh, doucement, fais-lui, accomplis devant lui
très doucement un cher labeur de chaque jour, en lequel il se fie, - conduis-le
là-bas près du jardin, donne-lui la pesanteur suprême
des nuits...
Retiens-le...
Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre
In, Rainer Maria Rilke : « Œuvres poétiques et théâtrales »
Editions Gallimard (Pléiade), 1997
Du même auteur :
Naissance de Vénus / Geburt der Venus (23/11/2014)
L’île. Mer du Nord / Die Insel / Nordsee (23/11/2015)
Soir en Scanie / Abend in Skåne (23/11/2016)
Deuxième élégie / Zweite Elegie (22/11/17)
« Ce soir quelque chose dans l'air... » (23/11/2018)
« Nul ne sait... » (23/11/2019)
Première Elégie / Die Erste Elegie (23/02/2022)
Die Dritte Elegie
Eines ist, die Geliebte zu singen. Ein anderes, wehe,
jenen verborgenen schuldigen Fluß-Gott des Bluts.
Den sie von weitem erkennt, ihren Jüngling, was weiß er
selbst von dem Herren der Lust, der aus dem Einsamen oft,
ehe das Mädchen noch linderte, oft auch als wäre sie nicht,
ach, von welchem Unkenntlichen triefend, das Gotthaupt
aufhob, aufrufend die Nacht zu unendlichem Aufruhr.
O des Blutes Neptun, o sein furchtbarer Dreizack,
O der dunkele Wind seiner Brust aus gewundener Muschel.
Horch, wie die Nacht sich muldet und höhlt. Ihr Sterne,
stammt nicht von euch des Liebenden Lust zu dem Antlitz
seiner Geliebten? Hat er die innige Einsicht
in ihr reines Gesicht nicht aus dem reinen Gestirn?
Du nicht hast ihm, wehe, nicht seine Mutter
hat ihm die Bogen der Braun so zur Erwartung gespannt.
Nicht an dir, ihn fühlendes Mädchen, an dir nicht
bog seine Lippe sich zum fruchtbarern Ausdruck.
Meinst du wirklich, ihn hätte dein leichter Auftritt
also erschüttert, du, die wandelt wie Frühwind?
Zwar du erschrakst ihm das Herz; doch ältere Schrecken
stürzten in ihn bei dem berührenden Anstoß.
Ruf ihn … du rufst ihn nicht ganz aus dunkelem Umgang.
Freilich, er will, er entspringt; erleichtert gewöhnt er
sich in dein heimliches Herz und nimmt und beginnt sich.
Aber begann er sich je?
Mutter, du machtest ihn klein, du warsts, die ihn anfing;
dir war er neu, du beugtest über die neuen
Augen die freundliche Welt und wehrtest der fremden.
Wo, ach, hin sind die Jahre, da du ihm einfach
mit der schlanken Gestalt wallendes Chaos vertratst?
Vieles verbargst du ihm so; das nächtlich-verdächtige Zimmer
machtest du harmlos, aus deinem Herzen voll Zuflucht
mischtest du menschlichern Raum seinem Nacht-Raum hinzu.
Nicht in die Finsternis, nein, in dein näheres Dasein
hast du das Nachtlicht gestellt, und es schien wie aus Freundschaft.
Nirgends ein Knistern, das du nicht lächelnd erklärtest,
so als wüßtest du längst, wann sich die Diele benimmt …
Und er horchte und linderte sich. So vieles vermochte
zärtlich dein Aufstehn; hinter den Schrank trat
hoch im Mantel sein Schicksal, und in die Falten des Vorhangs
paßte, die leicht sich verschob, seine unruhige Zukunft.
Und er selbst, wie er lag, der Erleichterte, unter
schläfernden Lidern deiner leichten Gestaltung
Süße lösend in den gekosteten Vorschlaf –:
schien ein Gehüteter … Aber innen: wer wehrte,
hinderte innen in ihm die Fluten der Herkunft?
Ach, da war keine Vorsicht im Schlafenden; schlafend,
aber träumend, aber in Fiebern: wie er sich ein-ließ.
Er, der Neue, Scheuende, wie er verstrickt war,
mit des innern Geschehens weiterschlagenden Ranken
schon zu Mustern verschlungen, zu würgendem Wachstum, zu tierhaft
jagenden Formen. Wie er sich hingab –. Liebte.
Liebte sein Inneres, seines Inneren Wildnis,
diesen Urwald in ihm, auf dessen stummem Gestürztsein
lichtgrün sein Herz stand. Liebte. Verließ es, ging die
eigenen Wurzeln hinaus in gewaltigen Ursprung,
wo seine kleine Geburt schon überlebt war. Liebend
stieg er hinab in das ältere Blut, in die Schluchten,
wo das Furchtbare lag, noch satt von den Vätern. Und jedes
Schreckliche kannte ihn, blinzelte, war wie verständigt.
Ja, das Entsetzliche lächelte … Selten
hast du so zärtlich gelächelt, Mutter. Wie sollte
er es nicht lieben, da es ihm lächelte. Vor dir
hat ers geliebt, denn, da du ihn trugst schon,
war es im Wasser gelöst, das den Keimenden leicht macht.
Siehe, wir lieben nicht, wie die Blumen, aus einem
einzigen Jahr; uns steigt, wo wir lieben,
unvordenklicher Saft in die Arme. O Mädchen,
dies: daß wir liebten in uns, nicht Eines, ein Künftiges, sondern
das zahllos Brauende; nicht ein einzelnes Kind,
sondern die Väter, die wie Trümmer Gebirgs
uns im Grunde beruhn; sondern das trockene Flußbett
einstiger Mütter –; sondern die ganze
lautlose Landschaft unter dem wolkigen oder
reinen Verhängnis –: dies kam dir, Mädchen, zuvor.
Und du selber, was weißt du –, du locktest
Vorzeit empor in dem Liebenden. Welche Gefühle
wühlten herauf aus entwandelten Wesen. Welche
Frauen haßten dich da. Was für finstere Männer
regtest du auf im Geäder des Jünglings? Tote
Kinder wollten zu dir … O leise, leise,
tu ein liebes vor ihm, ein verläßliches Tagwerk, – führ ihn
nah an den Garten heran, gieb ihm der Nächte
Übergewicht . . . . . .
............... Verhalt ihn . . .
. . .
Duineser Elegien
Insel Verlag, Leipzig, 1923
Poème précédent en allemand
:
Barbara Köhler : Meubles / Möhel (10/06/2025)
Poème suivant en allemand :
Else Lasker – Schüler : Mère / Mutter (09/0/2025)