Elias Lönnrot (1802 – 1884) : Le Kalevala. Chant 3 (2)
Le Kalevala
CHANT 3
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Non point des chantines d’enfant
couplets d’enfant, rimes de femmes,
mais les chants d’un gaillard en barbe
que les marmots ne chantent mie,
ni la moitié des galopins,
ni le tiers des jeunots galants
par ces pauvres temps de misère,
ces jours de derniers quignons maigres.
Ainsi Väinö le vieux chante,
lacs en chahut, la terre tremble,
les montagnes de bronze vibrent
et les pierres pètent, pansues,
par le mitan les rochers craquent,
gravasses de la grève en gerbes.
A Jouka le jeune, il chante
des ramilles pleins son harnais ;
taillis d’osier sur le collier,
un saule au poignées des brancards.
Il chante en loton* sur l’étang * tronc gisant, pourri
la jante parée du traineau ;
il chante en roseaux de la mer
les lanières perlées du fouet,
chante le cheval au front blaire
en pierre à l’orée du rapide.
La garde gravée de l’épée
il la chante en éclairs au ciel,
la poignée madrée du grand arc
en arche par-dessus les eaux,
l’empennée longue de ses flèches
en faucon nerveux, l’aile vite,
et le chien de gueule crochue
il le chante en pierraille à terre.
Chante le bonnet du bonhomme
en balle dressée de nuages ;
chante les moufles de ses mains
en nénufars dessus la mare,
non paletot de gros drap bleu
en flocons ventrus sous le ciel,
l’écharpe de brume - sa taille
contre ciel en traînée d’étoiles.
Et pour Joukahainen,
il lui chante bedaine en fagnes*, * marécages
jusqu’aux cuisses dans la prairie,
le poitrail fiché dans la lande.
Joukahainen le jeune
se sent à mal et sait la cause :
il est venu par chemin droit,
route roide, il s’est égaré
dans la joute et mêlée de chant
contre Väinö le vieux barde.
Il tire à dia sur son soulier :
nenni, le pied ne bronche guère ;
derechef il tire d’ahan :
il a mis les souliers de pierre.
Jouka le jeunot déjà
souffre les douleurs très-cruelles,
peine dure, pire géhenne .
Or donc, il mande ces paroles :
« Väinö, grand barde, grand sage,
mage de savoir éternel !
Hèle tes mots de magerie,
rattroupe les enchanteries !
Dégage-moi de ce lacet,
délivre-moi de ce traquet !
Je t’en donnerai fort tribut,
lourde rançon t’en porterai ! »
Väinö le vieux lui demande :
« Quel gage iras-tu me bailler
si je hèle mes mageries,
j’attroupe mes enchanteries,
si je t’élargis du lacet
et te livre de ce traquet ?
Jouka le jeunot devise :
« J’ai deux grands arcs en mon logis,
deux arbalètes bien cambrées ;
la première est preste à férir
et l’autre est de mire perçante,
Tu pourras choisir à ta guise! »
Väinö le vieux barde raille :
« Crotteux, tes arcs, je n’en ai cure
ni des arcs ni des arbalètes !
J’en ai bien aussi sous mon toit,
adossés contre chaque mur,
à chaque espart j’en ai pendus :
ils vont la forêt sans bras d’homme,
sans archer, tendus à l’ouvrage. »
Il chante Jouka le jeune
plus bas encore, il l’enracine.
Jouka le jeunot gémit :
« J’ai deux barques dans mon pays,
deux beaux canots de fière allure :
l’une est agile pour la joute,
l’autre rude pour les fardeaux.
Tu pourras choisir à ta guise ! »
Väinö le vieux barde braille :
« Fiça des canots, des barcasses,
de tes coques, j’en fait litière !
J’en ai maint bonne sur ma rive,
calées sur les tins de rondins,
dans chaque baie calme, hâlée,
dure au vent, robuste à la voile,
tenace en bourrasque mauvaise. »
Il chante Jouka le jeune
plus bas encore, il l’enracine.
Jouka le jeunot soupire :
« J’ai deux chevaux par-devers moi,
deux étalons de belle mine ;
le premier de galop nerveux,
l’autre fort poitrail aux brancards.
Tu pourras choisir à ta guise. »
Väino le vieux barde parle :
« Fi des chevaux, panses poussives,
foin des roussins cagne-chaussettes !
J’en ai mainte couple chez moi,
à chaque mangeoire noués,
sous chaque porche en écuries,
lustrés de sueur, échine en nage,
croupe large, la cavée grasse. »
Il chante Jouka le jeune
plus bas encore, il l’enracine.
Jouka le jeunot bredouille :
« Ô Väinö, vieux barde sage !
Hèle tes mots de magerie,
rentroupe tes enchanteries !
Je t’en donne un casque d’argents,
un plein morion de pièces d’or,
la rançon levée par mon père,
son butin gagné dans la guerre. »
Väinö s’en moque, le vieux :
« Trogneux, tu peux garder ton or,
Je ne quête point tes argents !
J’en tiens mainte pièce au logis,
grainiers jusqu’aux madres bourrés,
chaque coffin comble garni :
des jaunes vieux comme la lune,
l’argent fondu d’avec le jour. »
Il chante Jouka le jeune
plus bas encore, il l’enracine.
Jouka le jeunot de geindre :
« Ô Väinö, vieux barde sage !
Dégage-moi de ce lacet,
délivre-moi de ce traquet !
« Je donne mes perchées de foin,
tous mes relais de bonne terre
en gage contre ma vie sauve,
pour ma tête, j’en fais rançon. »
Väinö le barde s’esclaffe :
« Je ne guigne point tes perchées,
vilain, ni tes sillons de grève !
J’en ai mainte et maint par chez moi,
larges labours sous chaque soc,
hautes perchées dans chaque essart.
« Il n’est bon champ que du bercail,
il n’est bon foin que du pays.
Il chante Jouka le jeune
plus bas encore, il l’enracine.
Bientôt Jouka le jeunot
vient à souffrir du pire mal,
il a le menton dans la vase,
barbe souillée, bouche en palud,
lèvres sur les mottes moussues,
les dents sur un chicot noyé.
Jouka le jeune en appelle :
« Ô Väinö, vieux barde sage !
Mage du savoir éternel !
Ravale tes chants de magie,
lâche çà mon souffle brisé,
défais-moi là de ce bourbier !
Le courant me tiraille aux jambes,
le sable me racle les yeux.
« Si tu hèles tes mageries
et laisse dormir ta charaude,
je te donne Aino, ma sœur,
l’enfant de ma mère, en rançon
pour te balayer ta cabane,
lessiver mains nues le plancher,
rincer mains blanches les tinettes,
essange mains froides les châles,
tisser mins fines les foulards,
enfourner la miche de miel.»
Le Vieux Vainämöinen,
lors jubile de joie sans fin
car il a reçu la fillette,
tendre garde pour ses vieux jours.
Il s’assied sur la pierre aux joies,
le cul sur la roche chantine.
Chante une bribe, en chante une autre,
bientôt chante la bribe tierce :
il efface les mots sacrés,
il rengorge ses mageries.
Jouka le jeunot s’en tire,
il sort le menton de la vase,
hisse sa barbe de maupas,
le cheval jaillit de l’écueil,
le traîneau sort du tronc échoué,
le fouet des laîches du rivage.
Il se hisse dans le traîneau,
il se niche au fond de la luge ;
puis il s’éloigne, triste mine,
cœur gros, cœur sombre, il s’en retourne
après de sa mère, la tendre,
au bon logis de ses parents.
Côtes, chemins s’en dégringole,
bridée folle, il vient au logis :
sur le hâloir casse sa luge,
brise les brancards sur les marches.
Céans la mère le gourmande,
le père lui mouche son mot :
« Gourdiflot qui casses ta luge,
tous brancards brisés, de sang-froid !
A quoi bon cette course niaise,
bridée folle jusqu’au bercail ? »
Jouka le jeunot debout
pleure alors et pleurniche fort,
tête basse, le cœur chagrin,
son bonnet coiffé de guingois,
bouche en lippe, tout en grimace,
le nez fourré dans la moustache.
La mère se hâte et s’enquiert,
femme de peine, et lui demande :
« Qu’as-tu donc à pleurer mon fils,
fruit de ma jeunesse, à gémir
la bouche en moue, tout en grimace,
le nez fourré dans ta moustache ? »
Jouka le jeunot répond :
« Ma mère, ô ventre de mes jours !
« Un grand bonheur m’est advenu,
les vilains sorts m’ont pris en grippe,
assez de malheur pour mes larmes
et de sorts pour que j’en sanglote !
« J’en vais pleurer toute ma vie,
larme sur larmes, tous mes jours ;
j’ai donné ma sœur, Aino,
j’ai promis l’enfant de ma mère
au vieux Väinö, pour sa garde,
pour compagne au vieil enchanteur,
main ferme pour la main tremblante,
veille douce pour le peinard. »
La mère en serre ses deux paumes,
doigts fermés s’en frotte les mains ;
elle lui parle, le console :
« Sèche tes larmes, mon garçon !
ce n’est point là cause à pleurer,
ni mausort à te chagriner :
c’est l’envie de toute ma vie,
tout mon âge j’ai désiré
ce grand homme pour notre gent,
pour notre lignée, le vieux brave,
que Väinö nous soit bon gendre
et parent d’alliance, le mage. »
La sœur de Jouka le jeune,
cœur piétiné, pleure ses larmes.
Elle pleure un jour, deux jours pleure,
couchée sur les marches dehors ;
elle pleure de grand chagrin,
coeur très-triste, cœur abîmé.
La mère lui parle, câline :
« Pourquoi pleurer, fille, ma fille,
quand tu vas prendre fiancé
chez l’homme de haute lignée,
pour vivre assise à la fenêtre,
sur le banc pour tenir causette ? »
Aino la fille répond :
« Ma mère, ô ventre de mes jours !
« J’ai tant de cause à pleurer :
je pleure mes nattes si belles,
toute épaisse, ma tresse jeune,
si jolies mes boucles parées,
on les couvre à peine poussées,
toutes fraîches sous le foulard.
« Toute ma vie m’en vais pleurer
la tendresse de mon soleil,
toute douce, ma lune belle,
la terre et le monde en merveille,
il me faut les quitter, fillette,
enfant, les ranger dans l’oubli
au fond du bûcher de mon frère ,
dessous la fenêtre du père. »
Lors la mère parle à sa fille
et gronde son enfant, la vieille :
« Finis donc de geindre, godiche,
et va-t’en pleurnicher ailleurs !
Car le chagrin n’est point ton lot,
ton sort ne vaut gère de geindre.
« Le soleil du Jumala brille
en toutes contrées de la terre,
loin des fenêtres de ton père,
bien loin des plessis* de ton frère . * enclos
« Les baies viennent sur les collines,
tant de fraises dans les clairières ,
tu pourras les cueillir, pauvrette
en d’autres parages du monde,
même loin des prairies du père,
les brûlis en guérets du frère.
Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet
in, Elias Lönnrot : « Le Kalevala. Epopée des Finnois »
Editions Gallimard (Quarto), 2010
Du même auteur :
Le Kalevala. Chant 1(10/11/2022)
Le Kalevala. Chant 2(10/11/2023)
Le Kalevala. Chant 3 (1) (10/11/2024)