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Le bar à poèmes
10 novembre 2024

Elias Lönnrot (1802 – 1884) : Le Kalevala. Chant 3 (1)

 

Le Kalevala

 

 CHANT 3

 

Le vieux Vainämöinen

le barde sage vit sa vie

dans les prés de Väinölä,

les landes du Kalevala.

 

Barbe vieille, il chante ses rimes,

les chantournes, les chantebrodes.

 

Jour et jour il chante sans trêve,

chanteparle nuit sur nuitée,

les souvenances très-anciennes

les origines très-profondes

qu’enfants baveux ne chantent pas,

guerriers barbus n’entendent guère

en ces pauvres temps de misère,

aux confins derniers de nôtre âge.

 

Le dit résonne, porte loin,

il roule au grand loin, le message

monté du chant de Väinö,

le savoir de l’homme d’escient.

 

Le dire dévale au midi,

puis à Pohjola, le message.

 

Là vit Joukahainen

jeune garçon, maigre Lapon,

 

Un jour il s’en vient au village ;

il entend la parole étrange,

le dire, les chants chamarrés,

les runes mieux chantées, parées

dans les prés de Väinölä,

les landes du Kalevala,

mieux que ses chants de jeune escient,

tous appris de son père grand.

 

Le drôle en pique un mauvais sang,

jour et nuit, l’envie le taraude,

car Väinö le vieux chanteur

le surpasse en talent des mots.

 

Vite il retourne chez sa mère,

au logis de ses vrais parents.

 

Rage au cœur il veut s’en aller

céans, le gamin veut partir

vers les toits de Väinölä,

en joute contre Väinö.

 

Le père défend de partir,

père dit non, mère nenni,

de partir à Väinölä,

en lutte contre Väinö.

 

« Là-bas sûr on te chantera,

t’enchantera, t’engorgera

bouche en neige, tête en poudreuse,

poigne en l’air  dur te boutera,

paume en terre, le bras maté,

coincé dessous le talon rude. »

 

Jouka le jeunot s’entête :

 

« Mon père a bien bonne sagesse

et ma mère est plus sage encore,

mais je suis de plus haut savoir,

 

« Si je veux faire joute égale

et me hisser à hauteur d’homme,

j’enchanterai mon enchanteur,

je maudirai mon médiseur ;

je chanterai le plus haut barde

plus bas que le pire braillard,

à ses pieds des souliers de pierre,

pour ses hanches des braies de bois,

un roc pansu pour sa poitrine

rocaille énorme à ses épaules,

roche en moufles pour ses poignées

et meule en casque à sa caboche. »

 

Or donc il part, sourd aux conseils.

 

Il prend le hongre pare la bride,

gueule en gerbe, naseaux de feu,

les jarrets crachant leurs bluettes ;

il harnache le crin de flammes

aux longes de son traîneau d’or.

 

Puis il se hisse dans la luge,

il se niche dans le traîneau

et hue cingle d’ahan le hongre,

il le fouaille à son fouet perlé.

 

Le hongre démarre sa route,

croupe forte, le cheval trotte.

 

Sifflent la route et les chemins,

il trotte un jour, deux jours à l’aube,

tantôt le jour tierce galope.

 

Et le jour de tierce il débouche

aux prairies des Väinölä,

le lairis* de Kalevala.                                                           * lande, tertre

 

Le vieux Vainämöinen,

barbe sage, barde sans âge,

ce jour vaque par routes et sentes,

il arpente lai sur layon,

dans les prés de Väinölä,

les landes de Kalevala

 

Joukahainen le jeune

déboule au mitan du chemin ;

son limon s’entrave au limon,

enchevêtrées, longe dans longe,

le collier s’empêtre au collier,

harnais dans harnais, pêle-mêle.

 

Or les voici, pieds dans la neige,

debout, songeurs, se dévisagent...

 

L’eau ruisselle au bois de collier,

la vapeur goutte des limons.

 

Väinö le vieux lors s’enquiert :

 

« De quelle engeance est-tu donc né,

béjaune, pour couper ma sente,

et m’accrocher sans crier gare ?

 

« Tu brises les amblets cambrés,

l’arceau, mon collier de bois tendre,

traîneau brisé, morceaux d’esquilles,

lugerons, ridelle en fatras ! »

 

Alors Joukahainen

le jeunot répond en bravade :

 

« Je suis Joukahainen,

 

« Mais toi, nomme un peu ton lignage,

de quelle souche est ta racine,

de quels gens tiens-tu, miteux ? »

 

Le vieux Vainämöinen,

bientôt se nomme, barbe sage,

puis il grogne les mots qui suivent :

 

« Jouka jeunot, beau marmot,

ouste-là, sort de mon chemin ! »

 

« Regarde moi, tu es plus jeune. »

 

Alors Joukahainen

le jeunot cause et fanfaronne :

 

« Peu me chaut si l’homme est jeunot,

fi du jeune âge et du vieil âge.

 

« Si l’un tient la pleine sagesse

et la mémoire plus robuste,

qu’il garde plain pied sur la route

et l’autre se gare à l’écart.

 

« Si tu te nommes Väinö,

barbe vieille et barde sans âge,

entonnons céans les grands chants,

amorçons les enchanteries,

bonhomme doit tâter de l’homme

er l’un gagner joute sur l’autre ! »

 

Le vieux Vainämöinen

Barbe sage entonne le dit :

 

« Pour vrai, je n’ai point mon pareil

comme barde, comme enchanteur. !

 

« J’ai coulé chacun de mes jours,

ma vie toute par ces prairies,

aux lisières de mes labours

j’ai ouï le coucou du logis.

 

« Or mais envers et malgré tant

parle, que mon oreille entende :

quelle est la perle de ton art

et ton haut savoir sans pareil ? »

 

Jouka le jeunot devise :

 

« Je sais bien sûr mainte tournure !

 

« Je sais par sagesse limpide

 j’entends par bon escient ces choses :

 

« Pertuis les poutres, bon tirage,

meule au front d’âtre, belle flamme.

 

« Vie facile, nage benoîte                                               

ventrouille est douce au chien de l’eau* :                             * brochet

il mange à l’entour les saumons

et les lavarets à la ronde.

 

« Le lavaret frète en champs lisses,

le saumon sous la voûte plane.

 

« Le brochet fraye aux gelées blanches,

aux premiers temps durs, le baveur.

 

« Nuque armée, la perche peureuse

nage l’automne en eau profonde,

l’été fraye par les eaux basses,

et grouille et gauille à fleur de rive.

 

« Si tant de savoir n’y suffit,

j’en tiens d’autres dans ma besace,

et m’en vais sortir un secret :

 

« Norois laboure par le renne,

midi par la jument pansue,

le Lapon lointain par le buffle.

 

« Je sais les pins du mont Pisa,

sur le rocher Horna, les arbres :

grands sont les arbres du Pisa,

les torchepins sur le Horna.

 

« Il est trois rapides revêches

et trois lacs en tierce précieuse,

trois montagnes de haute cime

ici-bas sous l’arche du ciel :

Hällä,, les trombes du Häme,

Kaatrakoski en Carélie ;

le Vuoksi n’a pas d’égal,

Imatra n’a point son pareil. »

 

Väinö raille, le vieux sage :

 

« Mots de marmot, savoir de femme,

et non d’homme à bouche barbue,

d’un gaillard à gueuser les femmes !

 

« Dis plutôt les causes profondes,

les racines de toutes choses. »

 

Joukahainen le jeune

alors chante les mots qui suivent :

 

« Je sais comme naît la mésange,

mésange est de la gent d’oiseaux,

la vipère verte un serpent,

la grémille un poisson de l’eau.

 

« Le fer est frêle, le fer casse,

je sais, la glèbe noire est aigre,

l’eau brûlante est eau de douleur

et les dents du feu sont mauvaises.

 

« L’eau est l’aïeule des pommades,

l’écume en torrent l’ancien baume,

Jumala est l’aïeul des mages,

Le Seigneur premier guérisseur.

 

« L’eau d’abord naît de la montagne,

le feu prend sa source du ciel,

la rouille est le berceau du fer,

l’aube du bronze est dans le roc.

 

« La terre plus vieille est la tourbe,

le saule fut arbre premier,

premier abri, le soc d’un pin,

un rocher cave pour marmite ! »

 

Le vieux Väinämöinen,

barbe sage se gausse encore :

 

« Auras-tu d’autres souvenirs

Ou te tais-tu déjà, bavard ? »

 

Jouka le jeune rengorge :

 

« J’ai d’autres lopins de mémoire !

 

« Je me souviens d’âges lointains,

jadis, aux labours de la mer,

j’ai bêché les trouées de mer,

j’ai creusé profond les viviers,

fouillé bas les fosses de l’eau,

ouvert les étangs par ma force,

j’ai chamboulé buttes, collines,

et charrié la rocaille en tertres.

 

« J’étais l’homme sixième aussi,

le septième gaillard de force

pour donner le jour à la terre,

j’ai pétri l’air, j’ai fait le monde,

j’ai fiché le pilier du monde,

et j’ai hissé l’arche du ciel,

haut portée, j’ai mené la lune

et guidé la courre au soleil,

puis j’ai dirigé la Grande Ourse

et j’ai criblé le ciel d’étoiles. »

 

Väinö le vieux barde parle :

« Piteux chanteur, fieffé menteur !

 

« On ne t’a point vu en ce temps

qu’on a fait les labours en mer,

bêchant les trouées de la mer

et creusant profond les viviers,

qu’on a fouillé les fosses d’eau,

ouvert les étangs par la force,

ni chamboulé buttes, collines

et charrié la rocaille en tertres.

 

« On ne t’a point vu ce temps -là,

oncques vu ni jour entendu,

quand on a mis la terre au jour,

pétri l’air, enfanté le monde,

enfoncé le pilier du monde,

qu’on a porté l’arche du ciel,

qu’on a mené la lune haute,

guidé la courre du soleil

quand on a rangé la Grande Ourse

et criblé le plein ciel d’étoiles. »

 

Jouka le jeune prend rage,

il lance les mots du défi :

 

« Si je ne suis guère affuté,

mon épée saura bien trancher.

 

« Or ça ! Väinö barbe grise,

mauvais chanteur et grand gousier !

Viens-t’en qu’on mesure le fer,

branc sur branc, qu’on joute des lames ! »

 

Väinö le vieux, lui répond :

 

« Fis ça, je n’ai point peur ni frousse

de ton arme ni de ta hargne,

piètre pique, ou maigre jugeote.

 

« Or donc envers et malgré tant,

je n’irai point jouter le fer

contre toi, pauvre marmiteux,

calamiteux, contre ta poigne. »

 

Joukahainen le jeune

mord sa lippe, tord sa caboche,

il ronge sa moustache noire.

 

Il grogne ces mots de colère :

 

 « Qui dénie la joute du fer

et renâcle à parer les lames,

je le chantepouille en cochon,

je le chanteraille en groin sale.

 

« Les gaillards de cette farine,

je les touille, les écrabouille,

je les boute au fond du fumier,

je les foule au coin de l’étable. »

 

Mais Väinö se fâche dur,

outré de rage et de colère.

 

Or donc il entonne les chants,

il ouvre ses tours d’enchanteur.

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Du même auteur :

Le Kalevala. Chant 1(10/11/2022)

Le Kalevala. Chant 2(10/11/2023)

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