Henri Meschonnic (1932 – 2009) : « de nous / tous les moments vivent... »
Photo : Jacques Torregano / Divergence JT0198012
de nous
tous les moments vivent
pourtant peu trouvent des mots
c’est la mémoire où ils boivent
pour venir au bord de dire
et ils se pressent dans la gorge
peut-être ils ont les bonheurs
de se répandre en silence
comme les choses
peut-être ils sont
si vivants qu’ils oublient qu’ils
vivent et les mots sont ces bouts
de vie qu’on en garde mais
ils n’arrivent pas à la voix
c’est pourquoi les mots qu’on a
ne nous parlent que s’ils portent
tout ce qui n’a pas de nom
et que nous voulons nous dire
tellement les paroles font de
nous du silence et c’est à
ce silence que le langage
est dédié
quand nous parlons entre nous
nous qui sommes nus comme la nuit
la force
ce n’est pas nous
c’est le silence entre nous
tout menait vers aujourd’hui
mais j’oublie de quelle année
le jour vient je viens au jour
un masque porte la barbe
pour moi
et toutes mes têtes
sont à toi
l’amour est rond comme la terre
un monde avec son soleil
il tourne autour d’un visage
il a son jour et sa nuit
autant de fois en un jour
que la beauté recommence
un arc-en-ciel à son cou
c’est pourquoi elle n’a pas d’âge
ni moi en elle moi en elle
tu me dis que je refuse le réel mais comment
puisque je le ronge et qu’il me ronge
sans doute lui et moi nous nous détestons
mais on ne vit que de cet arrachement
chaque fois que je lui enlève un bout de ce qu’il
fait de nous
je te le donne nous y mordons ensemble
quand on accepte le réel il en sait tant
qu’il parle pour nous il nous enlève notre silence
de la bouche il y met ses mots à lui
qui nous cousent dans la peau des autres
et nous serions des mains sans doigts des visages
sans lèvres si nous acceptions le réel le beau
monde avec ses yeux pour le voir c’est lui
qui nous refuse
si nous ne reproduisons pas
son image
c’est pour ne pas lui ressembler qu’il faut qu’on
brise
cette idole
pour que plutôt qu’à lui en me voyant
on pense à toi
mon bâton est long ou court
selon des rêves
dont je suis l’eau
le jour ne vient pas de moi
je le travaille
les lèvres sont plus le bord de tout ce qui ne sera
jamais dit que le rivage où nous nous jetons dans les
mots l’un de l’autre et ces mots justement pour nous commencent
dans leur marge où nous avons les mouvements qui nous joignent
nous disjoignent sur un air dont nous ne pouvons pas dire
que nous le chantons mais le chant est celui qui nous chante
et qui nous laisse sans voix
je ne suis pas de ceux qui
disent il n’y a pas eu plus jeune
que nous non notre passé
n’est pas plus jeune que nous
ni les retours de mémoire
ne sont plus chers que l’oubli
ni les enfances à revivre
à travers nous dans nos bras
on ne divise pas le
jour et sa lumière et rien
n’est plus vieux que la lumière
et nous sommes une part du jour
lui le plus jeune aujourd’hui
une distance
remplace
une voix
un monde inconnu
commence
vu encore un quai brouillard
une gare couteau
de si près
qu’ils entrent en moi
un combien de fois paysage
qui m’a effacé
on met
des barbelés au silence
Revue Po&sie, N°39
Belin éditeur, 1986
Du même auteur :
je me rattrape… » (15/10/2014)
« des cheveux tremblent sur des pierres… » (02/09/2020)
« Ce que nous savons... » (26/04/2023)