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Le bar à poèmes
26 avril 2024

Henri Meschonnic (1932 – 2009) : « de nous / tous les moments vivent... »

Photo : Jacques Torregano / Divergence JT0198012

 

de nous

tous les moments vivent

pourtant peu trouvent des mots

c’est la mémoire où ils boivent

pour venir au bord de dire

et ils se pressent dans la gorge

peut-être ils ont les bonheurs

de se répandre en silence

comme les choses

peut-être ils sont

si vivants qu’ils oublient qu’ils

vivent et les mots sont ces bouts

de vie qu’on en garde mais

ils n’arrivent pas à la voix

c’est pourquoi les mots qu’on a

ne nous parlent que s’ils portent

tout ce qui n’a pas de nom

et que nous voulons nous dire

tellement les paroles font de

nous du silence et c’est à

ce silence que le langage

est dédié

quand nous parlons entre nous

nous qui sommes nus comme la nuit

la force

ce n’est pas nous

c’est le silence entre nous

 

 

 

tout menait vers aujourd’hui

mais j’oublie de quelle année

le jour vient je viens au jour

un masque porte la barbe

pour moi

et toutes mes têtes

sont à toi

 

 

 

l’amour est rond comme la terre

un monde avec son soleil

il tourne autour d’un visage

il a son jour et sa nuit

autant de fois en un jour

que la beauté recommence

un arc-en-ciel à son cou

c’est pourquoi elle n’a pas d’âge

ni moi en elle moi en elle

tu me dis que je refuse le réel mais comment

puisque je le ronge et qu’il me ronge

sans doute lui et moi nous nous détestons

mais on ne vit que de cet arrachement

chaque fois que je lui enlève un bout de ce qu’il

fait de nous

je te le donne nous y mordons ensemble

quand on accepte le réel il en sait tant

qu’il parle pour nous il nous enlève notre silence

de la bouche il y met ses mots à lui

qui nous cousent dans la peau des autres

et nous serions des mains sans doigts des visages

sans lèvres si nous acceptions le réel le beau

monde avec ses yeux pour le voir c’est lui

qui nous refuse

si nous ne reproduisons pas

son image

c’est pour ne pas lui ressembler qu’il faut qu’on

brise

cette idole

pour que plutôt qu’à lui en me voyant

on pense à toi

 

 

 

mon bâton est long ou court

selon des rêves

dont je suis l’eau

le jour ne vient pas de moi

je le travaille

les lèvres sont plus le bord de tout ce qui ne sera

jamais dit que le rivage où nous nous jetons dans les

mots l’un de l’autre et ces mots justement pour nous commencent

dans leur marge où nous avons les mouvements qui nous joignent

nous disjoignent sur un air dont nous ne pouvons pas dire

que nous le chantons mais le chant est celui qui nous chante

et qui nous laisse sans voix

 

 

 

 

je ne suis pas de ceux qui

disent il n’y a pas eu plus jeune

que nous non notre passé

n’est pas plus jeune que nous

ni les retours de mémoire

ne sont plus chers que l’oubli

ni les enfances à revivre

à travers nous dans nos bras

on ne divise pas le

jour et sa lumière et rien

n’est plus vieux que la lumière

et nous sommes une part du jour

lui le plus jeune aujourd’hui

 

 

 

une distance

remplace

une voix

un monde inconnu

commence

vu encore un quai brouillard

une gare couteau

de si près

qu’ils entrent en moi

un combien de fois paysage

qui m’a effacé

on met

des barbelés au silence

 

 

Revue Po&sie, N°39

Belin éditeur, 1986

Du même auteur :

  je me rattrape… » (15/10/2014)

« des cheveux tremblent sur des pierres… » (02/09/2020)

« Ce que nous savons... » (26/04/2023)

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