Hector de Saint-Denys Garneau (1912 – 1943) : Le jeu
Hector de Saint-Denys Garneau en 1937. Photographe, Georges Beullac
Le Jeu
Ne me dérangez pas je suis profondément occupé
Un enfant est en train de bâtir un village
C’est une ville, un comté
Et qui sait
Tantôt l’univers.
Il joue
Ces cubes de bois sont des maisons qu’il déplace
et des châteaux
Cette planche fait signe d’un toit qui penche
çà n’est pas mal à voir
Ce n’est pas peu de savoir où va tourner la route
de cartes
Ce pourrait changer complètement
le cours de la rivière
A cause du pont qui fait un si beau mirage
dans l’eau du tapis
C’est facile d’avoir un grand arbre
Et de mettre au-dessous une montagne
pour qu’il soit en haut.
Joie de jouer ! paradis des libertés !
Et surtout n’allez pas mettre un pied dans
la chambre
On ne sait jamais ce qui peut être dans ce coin
Et vous n’allez pas écraser la plus chère
des fleurs invisibles
Voilà ma boîte à jouets
Pleine de mots pour faire de merveilleux enlacements
Les allier séparer marier,
Déroulements tantôt de danse
Et tout à l’heure le clair éclat du rire
Qu’on croyait perdu
Une tendre chiquenaude
Et l’étoile
Qui se balançait sans prendre garde
Au bout d’un fil trop ténu de lumière
Tombe dans l’eau et fait des ronds.
De l’amour de la tendresse qui donc oserait en douter
Mais pas deux sous de respect pour l’ordre établi
Et la politesse et cette chère discipline
Une légèreté et des manières à scandaliser les
grandes personnes
Il vous arrange les mots comme si c’étaient de
simples chansons
Et dans ses yeux on peut lire son espiègle plaisir
A voir que sous les mots il déplace toutes choses
Et qu’il en agit avec les montagnes
Comme s’il les possédait en propre.
Il met la chambre à l’envers et vraiment l’on
ne s’y reconnait plus
Comme si c’était un plaisir de berner les gens.
Et pourtant dans son œil gauche quand le droit rit
Une gravité de l’autre monde s’attache à la feuille
d’un arbre
Comme si cela pouvait avoir une grande importance
Avait autant de poids dans sa balance
Que la guerre d’Ethiopie
Dans celle de l’Angleterre.
Nous ne sommes pas des comptables
Tout le monde peut avoir une piastre (*) de papier vert
Mais qui peut voir au travers
si ce n’est un enfant
Qui peut comme lui voir au travers en toute liberté
Sans que du tout la piastre l’empêche
ni ses limites
Ni sa valeur d’une seule piastre
Mais il voit par cette vitrine de milliers de
jouets merveilleux
Et n’a pas envie de choisir parmi ces trésors
Ni désir ni nécessité
Lui
Mais ses yeux sont grands pour tout prendre.
(*) Au Québec, le mot piastre est synonyme de dollar.
Regards et jeux dans l'espace
In, « Poésies »
Editions Fides, Montréal (Québec), 1972
Du même auteur :
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