Charles Baudelaire (1821 – 1867) : Enivrez-vous
XXXIII
Enivrez-Vous
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas
sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la
terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-
vous.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé,
dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà
diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à
l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce
qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la
vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de
s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ;
enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »
Le Spleen de Paris
in, « Oeuvres complètes » T.IV
Michel Lévy frères, 1869
Du même auteur :
Parfum exotique (12/05/2014)
Le voyage (12/05/2015)
La chevelure (12/05/2016)
La vie antérieure (12/05/2017)
Les bijoux (12/05/2018)
L’Invitation au voyage (12/05/2019)
Spleen (12/05/2020)
L’ennemi (12/05/2021)
Recueillement (12/05/2023)
Chant d’Automne (I) (12/05/2024)