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Le bar à poèmes
30 mai 2021

Hector de Saint-Denys Garneau (1912 – 1943) : « Et maintenant... »

de-saint-denys-garneau-canada-stamp[1]

 

Et maintenant quand est-ce que nous avons mangé

                    notre joie    

Toutes les autres questions en ce moment ont fermé

                    la bouche de leur soif      

Et l’on n’entend plus que celle-là qui reste       

                    persistante et douloureuse  

Comme un souvenir lointain qui nous déchire

                    jusqu’ici   

Cette promesse et cette espèce d’entrevue

                    avec la promise

Et maintenant que nous nous sommes déchirés

                    un sillon jusqu’ici,

jusqu’où nous en sommes

Cette question nous rejoint

Et nous emplit de sa voix de désespoir

Quand est-ce que nous avons mangé notre joie

Où est-ce que nous avons mangé notre voix

Qui est-ce qui a mangé notre joie

Car il y a certainement un traître parmi nous

Qui s’est assis à notre table quand nous nous sommes

                    assis tant que nous sommes

Tant que nous étions

Tous ceux qui sont morts de cette espèce de caravane

                    qui a passé

Tous les enfants et les bons animaux de cette journée

                    qui sont morts

Et tous ceux maintenant lourds aux pieds

                    qui continuent à s’acheminer

Dans cette espèce de rêve aux mâchoires fermées

Et dans cette espèce de désert de la dernière aridité

Et dans cette lumière retirée derrière un mur

          infranchissable de vide et qui ne sert plus à rien

Parmi tous ceux qui nous sommes assis

          tant que nous étions et tant que nous sommes

(Car nous transportons le poids des morts

                    plus que celui des vivants)

Qui est-ce qui a mangé notre joie parmi nous

Dont ne reste plus que cette espèce de souvenir

                    qui nous a déchirés jusqu’ici

Qui est-ce parmi nous que nous avons chacun abrité

Accueille parmi nous

Retenu parmi nous par une espèce de secrète entente

Ce traître frère que nous avons reconnu pour frère

          et emmené avec nous dans notre voyage d’un

          commun accord

Et protégé d’une complicité commune

Et suivi jusqu’à cette extrémité que notre joie

                    a été toute mangée

Sous nos yeux sans regarder

Et qu’il ne reste plus que cette espèce de souvenir

                    qui nous a déchirés jusqu’ici

Et cet illusoire désespoir qui achève de crever

                    dans son lit

 

 

Les Solitudes

In, « Poésies »

Editions Fides, Montréal (Québec), 1972

Du même auteur :

Accompagnement (14/01/2015)

« Il nous est arrivé... » (29/05/2018)

« Nous avons attendu de la douleur... » (30//05/2019)

Dilemme (30/05/2020)

Le jeu (30/05/2022)

Monde irrémédiable désert (30/05/2023)

Rivière de mes yeux (30/05/2024)

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