Patrice de La Tour du Pin (1911 – 1975) : Les laveuses
Les laveuses
Il aurait fallu voir les arbres de plus haut,
A leurs crêtes, le vent qui joue parmi les branches,
Ce vent du Sud qui d’ordinaire est gonflé d’eau
Et qui rejoint si lentement l’autre lisière ;
Tu l’entendras monter, Gemma, si tu te penches,
Car j’ai le nez d’un chien de chasse, pour prévoir
Les tempêtes qui font déborder ma rivière :
Nous n’avons plus le temps de battre avant ce soir
Les nippes d’un village qui va disparaître...
Nous n’avons plus le temps de nous enfuir : peut-être
As-tu déjà compris cette folle aventure,
Cette descente vers les pays de la mer,
A ce ruissellement où l’on voit des figures
Adorables, des voix d’enfants à la dérive
Et l’appel des hameaux que les eaux ont couverts
Mais ce n’est pas le vent qui roule de la sorte,
Nous l’aurions reconnu d’une peur instinctive :
Les barrages ont dû se rompre, les eaux mortes
Vont s’engouffrer à perdre haleine devant nous :
Gemma, ne pense pas de mal de ma rivière,
C’est toute la vallée en hiver, les remous
Qui tressaillent dans un frisson perpétuel :
Gemma, c’est beaucoup plus qu’un lavoir solitaire
Si doucement porté qu’on le croit immobile,
Mais devant nous les formes mouvantes défilent
- et le vent qui déploie tes cheveux sur le ciel !
Tu perçois maintenant le bruit des eaux qui montent,
Nous sommes entraînés au milieu des courants :
Ty vas revivre la légende qu’on raconte
Le soir, dans les hameaux que la tempête isole :
Une maison de bois dérivant vers la mer,
Qui passe avec des chants et des rires de folles,
Et jamais retrouvée dans le vallon désert...
Te souviens-tu, Gemma, d’une telle tempête ?
Elle est gonflée de tant de rumeurs de là-bas,
Celle des villages que l’eau gagne, des bêtes
Bousculées d’une peur que tu ne comprends pas :
Elle se sont enfuies sur les hautes jachères
Avec les hommes, tout un monde immobile et traqué
Qui regarde d’en haut déborder ma rivière
Où deux êtres s’en vont sans vouloir débarquer !
Et nous sommes les seules des âmes vivantes
Que les eaux mêleront aux choses irréelles
Dans l’émerveillement de retrouver en elles
Des régions aimées que leur passage enchante,
Les herbes des prairies qu’on connaît une à une,
Et les hameaux tous feux éteints, au clair de lune
Où va roder la grande peur, en pleine nuit !
Mais nous serons si loin parmi d’autres villages,
Nous passerons avant la vague qui détruit,
Pour voir les champs perdus dans une nuit d’hiver,
Et les aubes givrées au fond des paysages,
Et dans l’aurore les premiers oiseaux de mer...
La Quête de joie
Editions de la tortue, Paris, 1933
Du même auteur :
Enfants de Septembre (06/01/2014)
Prélude (06/01/2015)
La quête de joie (05/04/2016)
Légende (04/04/2017)
Laurence printanière (04/04/2018)
Laurence endormie (26/05/2019)
La traque (26/05/2020)
Regains (26/05/2022)