André Breton (1896 – 1966) : « J’aimerais n’avoir jamais commencé... »
J’aimerais n’avoir jamais commencé
Et m’enquérir de la vie
Comme un roi jadis rendait la justice sous un chêne
Le monde serait un crible
L’avoine folle du temps se courberait au loin
Comme des cheveux dont je n’aurais pas à connaître le bruit
Bien qu’ils soient pleins de petits morceaux de verre
Le drapeau de l’invisibilité flotterait au-dessus des maisons que j’ai habitées
Il flotterait sur ma vie comme sur une maison dont l’extérieur seul est achevé
Drapeau de toutes les couleurs et qui battrait si vite
J’aurais l’air de quelqu’un qui ne se souvient pas
D’être déjà descendu dans la mine
Et je regarderais autour de moi sans rien voir
Comme un chasseur adroit dans un pays de décombres
J’attendrais aussi je vous attendrais
Moi qui aurait fait à l’attente un tapis de mes regards
N’ayant pas encore commencé
Je goûterais le long des marais salants la paix inconnue des métamorphoses
L’outre là où l’on désirerait voir passer la loutre
Le sextant du sexe tant vanté
Adorable temps du futur toujours antérieur
La vérité tomberait du ciel sous la forme d’un harfang
Aux yeux agrandis de toutes les rixes possibles
Celles auxquelles j’ai pris part
Celles auxquelles j’aurais pu prendre part
J’interrogerais la vie comme mille sages insoupçonnables sous des habits de
mendiants
Dans les gorges du Thibet
Comme mille morts sous la verdure brisée de fleurs
In, Revue « La révolution surréaliste , N°8, 1er Décembre 1926 »
Librairie Gallimard, 1926
Du même auteur :
Union libre 17/(01/2014)
Ode à Charles Fourier (23/01/2015)
Plutôt la vie (23/01/2016)
Les écrits s’en vont (23/01/2017)
La lanterne sourde (23/01/2018)
« On me dit que là-bas... » (23/01/2019)
Le verbe être (23/01/2020)
« Dites-moi où s’arrêtera la flamme... » (23/01/2022)
« Toujours pour la première fois... » (23/01/2023)
Tournesol (23/01/2024)