Jean Tardieu (1903 – 1995) : Le paysage
Le paysage
Non, la terre n'est pas couverte d'arbres, de pierres, de fleuves : elle est
couverte d'hommes.
Si les meilleurs sont enfermés dans un long supplice, s'il n'y a plus que le
mensonge qui se montre, chamarré de fausses prairies,
si quelqu'un te dit : "Admire le soleil !" - et tu ne vois que le miroitement
de la boue, ou bien : " Fais ton devoir !" - et on te tend un couteau pour égorger
ta mère et ton frère,
alors tous les arbres sont abattus, les pierres noircissent et s'effritent, les
fleuves sont des cloaques infâmes.
Tu ne peux plus avancer, tu n'oses plus regarder ni entendre. Méfie-toi du
mouvement des feuilles : de patients imposteurs les agitent pour te perdre.
Dans le bourdonnement touffu de la batteuse, un monstre caché guette le grain.
Tu te détournes avec horreur.
Brusquement, un jour d'été, les démons ôteront leur masque et, désignant
vingt millions de cadavres alignés, éclateront de rire : "Hein ! quelle bonne
farce !"
Aussitôt, les vrais hommes remonteront au grand jour. Même ceux qui sont
morts. Ils parleront droit et juste, à haute voix. Alors il y aura de nouveau des
arbres, des pierres, des fleuves.
Tu longeras un mur : il te répondra gentiment. Tu prendras une branche, elle
te dira "Je t'aime", tu pourras la serrer sur ton cœur.
Jours pétrifiés
Editions Gallimard, 1947
Du même auteur :
Quand bien même… (17/06/2015)
La môme néant (17/06/2016)
Henri Rousseau, le douanier (17/06/2017)
Rengaine pour piano mécanique (17/06/2018)
Le tombeau de Monsieur Monsieur (17/06/2019)
Aucun lieu (17/06/2021)
Contre-point du jour (17/06/2022)
Monsieur Monsieur (25(12/2023)