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Le bar à poèmes
26 avril 2018

Paul Claudel (1868 – 1955) : Le cocotier

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Le cocotier

 

     Tout arbre chez nous se tient debout comme un homme, mais immobile ;

enfonçant ses racines dans la terre, il demeure les bras étendus. Ici, le sacré

banyan ne s’exhausse point unique : des fils en penchent par où il retourne

chercher le sein de la terre, semblable à un  temple qui s’engendre lui-même.

Mais c’est du cocotier seulement que je vais parler.

    Il n’a point de branches ; au sommet de sa tige, il érige une touffe de palmes.

     La palme est l’insigne du triomphe, elle qui, aérienne, amplification de la

cime, s’élançant, s’élargissant dans la lumière où elle joue, succombe au poids

de sa liberté. Par le jour chaud et le long midi, le cocotier ouvre, écarte ses

palmes dans une extase heureuse, et au point où elles se séparent et divergent,

comme des crânes d’enfants s’appliquent les têtes grosses et vertes des cocos.

C’est ainsi que le cocotier fait le geste de montrer son cœur. Car les palmes

inférieures, tandis qu’il s’ouvre jusqu’au fond, se tiennent affaissées et

pendantes, et celles du milieu s’écartent de chaque côté tant qu’elles peuvent,

et celles du haut, relevées comme quelqu’un qui ne sait que faire de ses mains

ou comme un homme qui montre qu’il s’est rendu, font lentement un signe. La

hampe n’est point faite d’un bois inflexible, mais annelée et, comme une herbe,

souple et longue, elle est docile au rêve de la terre, soit qu’elle se porte vers le

soleil, soit que, sur les fleuves rapides et terreux ou au-dessus de la mer et du

ciel, elle incline sa touffe énorme.

    La nuit, revenant le long de la plage battue avec une écume formidable par la

masse tonitruante de ce léonin Océan Indien que la mousson du sud-ouest

pousse en avant, comme je suivais cette rive jonchée de palmes pareilles à des

squelettes de barques et d’animaux, je voyais à ma gauche,  marchant par cette

forêt vide sous un opaque plafond, comme d’énormes araignées grimper

obliquement contre le ciel crépusculaire. Vénus, telle qu’une lune toute

trempée des plus purs rayons, faisait un grand reflet sur les eaux. Et un

cocotier, se penchant sur la mer et l’étoile, comme un être accablé d’amour,

faisait le geste d’approcher son cœur du feu céleste. Je me souviendrai de cette

nuit, alors que, m’en allant, je me retournai. Je voyais pendre les grandes

chevelures, et, à travers le haut péristyle de la forêt, le ciel où l’orage posant

ses pieds sur la mer s’élevait comme une montagne, et au ras de la terre la

couleur pâle de l’Océan.

     Je me souviendrai de toi, Ceylan ! de tes feuillages et de tes fruits, et de tes

gens aux yeux doux qui s’en vont nus par les chemins couleur de chair de

mangue, et de ces longues fleurs roses que l’homme qui me traînait mit enfin

sur mes genoux quand, les larmes aux yeux, accablé d’un mal, je roulais sous

ton ciel pluvieux, mâchant une feuille de cinnamome !

[Juillet 1895]

 

Connaissance de l’Est

Editions du Mercure de France, 1907

Du même auteur :

Eventail (26/04/2015)

L’ Esprit et l’eau (26/04/2016

La Muse qui est la Grâce (26/04/2017)

Verlaine (26/04/2019)

Ballade (09/11/2021) 

Dodoitzu (09/11/2022) 

 

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