René Depestre (1926 -) : Atibon-Legba
Atibon – Legba
Je suis Atibon-Legba
Mon chapeau vient de la Guinée
De même que ma canne de bambou
De même que ma vieille douleur
De même que mes vieux os
Je suis le patron des portiers
Et des garçons d'ascenseur
Je suis Legba-Bois I.egba-Cayes
Je suis Legba-Signangnon
Et ses sept frères Kataroulo
Je suis Legba-Kataroulo
Ce soir je plante mon reposoir
Le grand médicinier de mon âme
Dans la terre de l'homme blanc
À la croisée de ses chemins
Je baise trois fois sa porte
Je baise trois fois ses yeux !
Je suis Alegba-Papa
Le dieu de vos portes
Ce soir c'est moi
Le maître de vos layons
Et de vos carrefours de blancs
Moi le protecteur des fourmis
Et des plantes de votre maison
Je suis le chef des barrières
De l'esprit et du corps humains !
J'arrive couvert de poussière
Je suis le grand Ancêtre noir
Je vois j’entends ce qui se passe
Sur les sentiers et les routes
Vos cœurs et vos jardins de blancs
N'ont guère de secrets pour moi
J'arrive tout cassé de mes voyages
Et je lance mon grand âge
Sur les pistes où rampent
Vos trahisons de blancs!
Ô vous juge d'AJabama
Je ne vois dans vos mains
Ni cruche d'eau ni bougie noire
Je ne vois pas mon vêvé tracé
Sur le plancher de la maison
Où est la bonne farine blanche
Où sont mes points cardinaux
Mes vieux os arrivent chez vous
Ô juge et ils ne voient pas
De bagui où poser leurs chagrins
Ils voient des coqs blancs
Ils voient des poules blanches
Juge où sont nos épices
Où est le sel et le piment
Où est l'huile d'arachide
Où est le maïs grillé
Où sont nos étoiles de rhum
Où sont mon rada et mon mahi
Où est mon yanvalou?
Au diable vos plats insipides
Au diable le vin blanc
Au diable la pomme et la poire
Au diable tous vos mensonges
Je veux pour ma faim des ignames
Des malangas et des giraumonts
Des bananes et des patates douces
Au diable vos valses et vos tangos
La vieille faim de mes jambes
Réclame un crabignan-legba
La vieille soif de mes os
Réclame des pas virils d'homme !
Je suis Papa-Legba
Je suis Legba-Clairondé
Je suis Legba-Sé
Je suis Alegba-Si
Je sors de leur fourreau
Mes sept frères Kataroulo
le change aussi en épée
Ma pipe de terre cuite
Je change aussi en épée
Ma canne de bambou
Je change aussi en épée
Mon grand chapeau de Guinée
Je change aussi en épée
Mon tronc de médicinier
Je change aussi en épée
Mon sang que tu as versé !
O juge voici une épée
Pour chaque porte de la maison
Une épée pour chaque tête
Voici les douze apôtres de ma foi
Mes douze épées Kataroulo
Les douze Legbas de mes os
Et pas un ne trahira mon sang
Il n'y a pas de Judas dans mon corps
Juge il y a un seul vieil homme
Qui veille sur le chemin des hommes
Il y a un seul vieux coq-bataille
Ô juge qui lance dans vos allées
Les grandes ailes rouges de sa vérité !
Journal d’un animal marin
Pierre Seghers, éditeur, 1964
Du même auteur :
Minerai noir (15/02/2016)
Dito (07/02/2017)
Le métier à métisser (07/02/2019)