André Du Bouchet (1924 – 2001) : Le moteur blanc
Le moteur blanc
LE MOTEUR BLANC
I
J’ai vite enlevé
cette espèce de pansement arbitraire
je me suis retrouvé
libre
et sans espoir
comme un fagot
ou une pierre
je rayonne
avec la chaleur de la pierre
qui ressemble à du froid
contre le corps du champ
mais je connais la chaleur et le froid
la membrure du feu
le feu
dont je vois
la tête
les membres blancs
II
Le feu perce en plusieurs points le côté sourd du ciel, le
côté que je n’avais jamais vu.
Le ciel qui se hisse un peu au-dessus de la terre. Le
front noir. Je ne sais pas si je suis ici
ou là,
dans l’air ou dans l’ornière. Ce sont des
morceaux d’air que je foule comme des mottes.
Ma vie s’arrête avec le mur ou se met en marche là où
le mur s’arrête, au ciel éclaté. Je ne cesse pas.
III
Mon récit sera la branche noire
qui fait un coude dans le ciel.
IV
Ici, il ouvre sa bouche blanche. Là, il se défend sur
toute la ligne, avec ces arbres retranchés, ces êtres
noirs. Là encore, il prend la forme lourde et chaude de
la fatigue, comme des membres de terre écorchés par
une charrue.
Je m’arrête au bord de mon souffle, comme d’une
porte, pour étouffer son cri.
Ici, dehors, il y a sur nous une main, un océan lourd et
froid, comme si on accompagnait les pierres.
V
Je sors
dans la chambre
comme si j’étais dehors
parmi des meubles
immobiles
dans la chaleur qui tremble
toute seule
hors de son feu
il n’y a toujours
rien
le vent.
VI
Je marche, réuni au feu, dans le papier vague
confondu avec l’air, la terre désamorcée. Je prête
mon bras au vent.
Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-
devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin
dans le champ, nous sommes presque à égalité. A mi-
genoux dans les pierres.
A côté, on parle de plaie, on parle d’un arbre. Je me
reconnais. Pour ne pas être fou. Pour que mes yeux ne
deviennent pas aussi faibles que la terre.
VII
Je suis dans le champ
comme une goutte d’eau
sur du fer rouge
lui-même s’éclipse
les pierres s’ouvrent
comme un pile d’assiettes
que l’on tient
dans ses bras
quand le soir souffle
je reste
avec ces assiettes blanches et froides
comme si je tenais la terre
elle-même
dans mes bras.
VIII
Déjà des araignées courent sur moi, sur la terre
démembrée. Je me lève droit au-dessus des labours,
sur les vagues courtes et sèches,
d’un champ accompli
et devenu bleu, où je marche sans facilité.
VIII
Rien ne me suffit. Je ne suffis à rien. Le feu qui souffle
sera le fruit de ce jour-là, sur la route en fusion qui
réussit à devenir banche aux yeux heurtés des pierres.
X
Je freine pour apercevoir le champ vide, le ciel au-
dessus du mur. Entre l’air et la pierre, j’entre dans un
champ sans mur. Je sens la peau de l’air, et pourtant
nous demeurons séparés.
Hors de nous, il n’y a pas de feu.
XI
Une grande page blanche palpitante
dans la lumière dévastée dure jusqu’à ce que nous
nous rapprochions.
XII
En lâchant la porte chaude, la poignée de fer, je me
trouve devant un bruit qui n’a pas de fin, un tracteur.
Je touche le fond d’un lit rugueux, je ne commence
pas. J’ai toujours vécu. Je vois plus nettement les
pierres, surtout l’ombre qui sertit, l’ombre rouge de la
terre sur les doigts quand elle est fragile, sous ses
tentures, et que la chaleur ne nous a pas cachés.
XIII
Ce feu, comme un mur plus lisse en prolongement
vertical de l’autre et violemment heurté jusqu’au faite
où il nous aveugle, comme un mur que je ne laisse pas
se pétrifier.
La terre relève sa tête sévère.
Ce feu comme une main ouverte auquel je renonce à
donner un nom. Si la réalité est venue entre nous
comme un coin et nous a séparés, c’est que j’étais trop
près de cette chaleur, de ce feu.
XIV
Alors, tu as vu ces éclats de vent, ces grands disques de
pain rompu, dans le pays brun, comme un marteau
hors de sa gangue qui nage contre le courant sans rides
dont on n’aperçoit que le lit rugueux, la route.
Ces fins éclats, ces grandes lames déposées par le vent.
Les pierres dressées, l’herbe à genoux. Et ce que je ne
connais pas de profil et de dos, dès qu’il se tait : toi,
comme la nuit.
Tu t’éloignes.
Ce feu dételé, ce feu qui n’est pas épuisé et qui nous
embrase, comme un arbre, le long du talus.
XV
Ce qui demeure après le feu, ce sont les pierres
disqualifiées, les pierres froides, la monnaie de cendre
dans le champ.
Il y a encore la carrosserie de l’écume qui cliquette
comme si elle rejaillissait de l’arbre ancré dans la terre
aux ongles cassés, cette tête qui émerge et s’ordonne, et
le silence qui nous réclame comme un grand champ
EN PLEINE TERRE
En pleine terre
les portes labourées portant air et fruits
ressac
blé d’orage
sec
le moyeu brûle
je dois lutter contre mon propre bruit
la force de la plaine
que je brasse
et qui grandit
tout à coup un arbre rit
comme la route que mes pas enflamment
comme le couchant durement branché
comme le moteur rouge du vent
que j’ai mis à nu
CE QUE LA LAMPE A BRÛLE
Comme une plaie qui se répète
la lumière
où nous enfonçons
l’ombre
estimée par la montagne
la hauteur de l’ombre
j’ai commencé
par être
cette mèche défaite
la terre
où passe
la manche du vent.
Je me dissipe sans renoncer à mon feu,
sur une pente
droite.
De pierre. Aujourd’hui ma bouche est
neuve. Au bout de la descente, je recommence.
Comme un plafond qu’on regarde dans un miroir, je
réunis les reflets de la montagne.
La lumière est dans la partie noire de la pièce, dans le
coin sombre où la table se soulève.
Un chemin, comme un torrent sans souffle. Je prête
mon souffle aux pierres. J’avance, avec de l’ombre sur
les épaules.
Nous nous reconnaissons à notre fatigue, le bois des
membres, le bucher tout à coup délaissé par le feu, et
froid au fond du jour. Nous prenons froid. Puis j’ai
tourné le dos à ceux qui s’embrassent.
Notre faux enjambe la campagne. Nous allons plus vite
que les routes. Plus vite qu’une voiture. Aussi vite que
le froid.
Déjà le pays perce. Je ne m’arrête pas. Je vois le
chemin que nous n’avons pas pris à travers notre
visage.
Quand je ne vois rien, je vois l’air. Je tiens le froid par
les manches.
LE VIN DU JOUR
Le vin du jour me gagne
au milieu du jour
le milieu rouge
avec une route au fond
et le roulement de la ferraille
qui m’appartient
la vaisselle
de la terre
croule
comme une maison
sous les pas
et je m’arrête
chaque fois qu’elle sonne
sur la prunelle des pierres.
AUTRE RESSORT
Ce texte comme une pierre perdue, une deuxième fois
arraché à la terre, dans la chambre qui m’enrobe.
Exposé au feu insignifiant, au feu imaginaire. Tu
n’opposes rien à la nuit, au jour agrandi.
Inséparable de ce qui est ouvert, de la lumière
ambulante.
J’ai négligé l’air blanc qui s’abat autour de nous sans
un mot,
jusqu’à la pluie sans reproche, au
cris des moellons.
Pour suivre la trace du vent, jusqu’au feu glacé, à
l’endroit où se tenait l’arbre, la terre inoccupée,
où tu te tenais.
Du plateau au feu limpide à l’air desséché de la route à
laquelle nous sommes adossés.
Vent, mais feu, vraiment, jusqu’au talon, au jour noir,
au bord du front.
Le vent souffle comme en pleine nuit.
Retenus par la pierre,
le plâtre immédiat, à l’abri
de la chambre ou du rocher.
La partie blanche et la partie bruyante
j’ai reconnu le jour exact
dans sa nudité
qui s’éclaircit
et se glace
son exacte nudité
la parois sans tableau
les ardoises
les glaciers
la neige des vitres
des glaciers.
Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme
une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où
nous dormons.
La montagne qui nous chasse, le pain sans répit.
Le moteur blanc
Guy Lévis Mano, 1956
Du même auteur :
Cession (26/06/2016)
Au deuxième étage (09 07/18)
Ici en deux (09/07/2019)
Sur le pas (09/07/2020)
Dans la chaleur vacante (01/01/2021)
Sol de la montagne (09/07/2021)
Face de la chaleur (01/01/2022)
Ou le soleil (09/07/2022)