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Le bar à poèmes
9 juillet 2017

André Du Bouchet (1924 – 2001) : Le moteur blanc

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Le moteur blanc

 

LE MOTEUR BLANC

 

I

 

J’ai vite enlevé

cette espèce de pansement arbitraire

 

je me suis retrouvé

libre

et sans espoir

 

comme un fagot

ou une pierre

 

je rayonne

 

avec la chaleur de la pierre

 

qui ressemble à du froid

contre le corps du champ

 

mais je connais la chaleur et le froid

 

la membrure du feu

 

le feu

 

dont je vois

la tête

 

les membres blancs

 

 

 

 


II

 

Le feu perce en plusieurs points le côté sourd du ciel, le

côté que je n’avais jamais vu.

 

Le ciel qui se hisse un peu au-dessus de la terre. Le

front noir. Je ne sais pas si je suis ici

ou là,

           dans l’air ou dans l’ornière. Ce sont des

morceaux d’air que je foule comme des mottes.

 

Ma vie s’arrête avec le mur ou se met en marche là où

le mur s’arrête, au ciel éclaté. Je ne cesse pas.

 

 

III

 

                                      Mon récit sera la branche noire

qui fait un coude dans le ciel.

 

 

 

 

IV

Ici, il ouvre sa bouche blanche. Là, il se défend sur

toute la ligne, avec ces arbres retranchés, ces êtres

noirs. Là encore, il prend la forme lourde et chaude de

la fatigue, comme des membres de terre écorchés par

une charrue.

 

Je m’arrête au bord de mon souffle, comme d’une

porte, pour étouffer son cri.

 

Ici, dehors, il y a sur nous une main, un océan lourd et

froid, comme si on accompagnait les pierres.

 

 

V

 

Je sors

dans la chambre

 

comme si j’étais dehors

 

parmi des meubles

immobiles

 

dans la chaleur qui tremble

 

toute seule

 

hors de son feu

 

il n’y a toujours

rien

 

le vent.

 

 

VI

 

Je marche, réuni au feu, dans le papier vague

confondu avec l’air, la terre désamorcée. Je prête

mon bras au vent.

 

Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-

devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin

dans le champ, nous sommes presque à égalité. A mi-

genoux dans les pierres.

 

A côté, on parle de plaie, on parle d’un arbre. Je me

reconnais. Pour ne pas être fou. Pour que mes yeux ne

deviennent pas aussi faibles que la terre.

 

 

VII

 

Je suis dans le champ

comme une goutte d’eau

sur du fer rouge

 

lui-même s’éclipse

 

les pierres s’ouvrent

 

comme un pile d’assiettes

que l’on tient

dans ses bras

 

quand le soir souffle

 

je reste

avec ces assiettes blanches et froides

 

comme si je tenais la terre

elle-même

 

dans mes bras.

 

 

VIII

 

Déjà des araignées courent sur moi, sur la terre

démembrée. Je me lève droit au-dessus des labours,

sur les vagues courtes et sèches,

                                                    d’un champ accompli

et devenu bleu, où je marche sans facilité.

 

 

 

 

VIII

 

Rien ne me suffit. Je ne suffis à rien. Le feu qui souffle

sera le fruit de ce jour-là, sur la route en fusion qui

réussit à devenir banche aux yeux heurtés des pierres.

 

 

 

 


X

 

 Je freine pour apercevoir le champ vide, le ciel au-

dessus du mur. Entre l’air et la pierre, j’entre dans un

champ sans mur. Je sens la peau de l’air, et pourtant

nous demeurons séparés.

      Hors de nous, il n’y a pas de feu.

 

 

 


XI

 

                      Une grande page blanche palpitante

dans la lumière dévastée dure jusqu’à ce que nous

nous rapprochions.

 

 

 


XII

 

En lâchant la porte chaude, la poignée de fer, je me

trouve devant un bruit qui n’a pas de fin, un tracteur.

Je touche le fond d’un lit rugueux, je ne commence

pas. J’ai toujours vécu. Je vois plus nettement les

pierres, surtout l’ombre qui sertit, l’ombre rouge de la

terre sur les doigts quand elle est fragile, sous ses

tentures, et que la chaleur ne nous a pas cachés.

 

 

 


XIII

 

Ce feu, comme un mur plus lisse en prolongement

vertical de l’autre et violemment heurté jusqu’au faite

où il nous aveugle, comme un mur que je ne laisse pas

se pétrifier.

 

La terre relève sa tête sévère.

Ce feu comme une main ouverte auquel je renonce à

donner un nom. Si la réalité est venue entre nous

comme un coin et nous a séparés, c’est que j’étais trop

près de cette chaleur, de ce feu.

 

 

 


XIV

 

Alors, tu as vu ces éclats de vent, ces grands disques de

pain rompu, dans le pays brun, comme un marteau

hors de sa gangue qui nage contre le courant sans rides

dont on n’aperçoit que le lit rugueux, la route.

 

Ces fins éclats, ces grandes lames déposées par le vent.

 

Les pierres dressées, l’herbe à genoux. Et ce que je ne

connais pas de profil et de dos, dès qu’il se tait : toi,

comme la nuit.

 

Tu t’éloignes.

 

Ce feu dételé, ce feu qui n’est pas épuisé et qui nous

embrase, comme un arbre, le long du talus.

 

 

XV

 

Ce qui demeure après le feu, ce sont les pierres

disqualifiées, les pierres froides, la monnaie de cendre

dans le champ.

 

Il y a encore la carrosserie de l’écume qui cliquette

comme si elle rejaillissait de l’arbre ancré dans la terre

aux ongles cassés, cette tête qui émerge et s’ordonne, et

le silence qui nous réclame comme un grand champ

 

 

EN PLEINE TERRE

 

En pleine terre

les portes labourées portant air et fruits

ressac

blé d’orage

sec

le moyeu brûle

je dois lutter contre mon propre bruit

la force de la plaine

que je brasse

et qui grandit

tout à coup un arbre rit

comme la route que mes pas enflamment

comme le couchant durement branché

comme le moteur rouge du vent

que j’ai mis à nu

 

 

CE QUE LA LAMPE A BRÛLE

 

 

          Comme une plaie qui se répète

 

          la lumière

 

          où nous enfonçons

 

          l’ombre

          estimée par la montagne

          la hauteur de l’ombre

 

          j’ai commencé

          par être

 

          cette mèche défaite

 

          la terre

 

          où passe

          la manche du vent.

 

Je me dissipe sans renoncer à mon feu,

                                                                sur une pente

droite.

                  De pierre.       Aujourd’hui ma bouche est

neuve. Au bout de la descente, je recommence.

 

 Comme un plafond qu’on regarde dans un miroir, je

réunis les reflets de la montagne.

 

La lumière est dans la partie noire de la pièce, dans le

coin sombre où la table se soulève.

 

 

 

 

 

 

Un chemin, comme un torrent sans souffle. Je prête

mon souffle aux pierres. J’avance, avec de l’ombre sur

les épaules.

 

Nous nous reconnaissons à notre fatigue, le bois des

membres, le bucher tout à coup délaissé par le feu, et

froid au fond du jour. Nous prenons froid. Puis j’ai

tourné le dos à ceux qui s’embrassent.

 

Notre faux enjambe la campagne. Nous allons plus vite

que les routes. Plus vite qu’une voiture. Aussi vite que

le froid.

 

Déjà le pays perce.  Je ne m’arrête pas. Je vois le

chemin que nous n’avons pas pris à travers notre

visage.

 

Quand je ne vois rien, je vois l’air. Je tiens le froid par

les manches.

 

 

LE VIN DU JOUR

 

     Le vin du jour me gagne

     au milieu du jour

 

     le milieu rouge

 

     avec une route au fond

     et le roulement de la ferraille

     qui m’appartient

 

     la vaisselle

     de la terre

     croule

 

     comme une maison

 

     sous les pas

 

     et je m’arrête

     chaque fois qu’elle sonne

     sur la prunelle des pierres.

 

 

AUTRE RESSORT

 

 

 

 

Ce texte comme une pierre perdue, une deuxième fois

arraché à la terre, dans la chambre qui m’enrobe.

Exposé au feu insignifiant, au feu imaginaire. Tu

n’opposes rien à la nuit, au jour agrandi.

 

Inséparable de ce qui est ouvert, de la lumière

ambulante.

 

J’ai négligé l’air blanc qui s’abat autour de nous sans

un mot,

                                jusqu’à la pluie sans reproche, au

cris des moellons.

 

Pour suivre la trace du vent, jusqu’au feu glacé, à

l’endroit où se tenait l’arbre, la terre inoccupée,

                                                                où tu te tenais.

 

Du plateau au feu limpide à l’air desséché de la route à

laquelle nous sommes adossés.

 

Vent, mais feu, vraiment, jusqu’au talon, au jour noir,

au bord du front.

 

          Le vent souffle comme en pleine nuit.

 

 

 

 

 

 

Retenus par la pierre,

                                            le plâtre immédiat, à l’abri

                   de la chambre ou du rocher.

 

 

          La partie blanche et la partie bruyante

 

          j’ai reconnu le jour exact

 

          dans sa nudité

 

          qui s’éclaircit

          et se glace

 

          son exacte nudité

 

          la parois sans tableau

          les ardoises

          les glaciers

 

          la neige des vitres

          des glaciers.

 

 

Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme

une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où

nous dormons.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La montagne qui nous chasse, le pain sans répit.

 

Le moteur blanc

Guy Lévis Mano, 1956

Du même auteur :

Cession (26/06/2016)

Au deuxième étage (09 07/18)

Ici en deux (09/07/2019)

 Sur le pas (09/07/2020)

Dans la chaleur vacante (01/01/2021)

Sol de la montagne (09/07/2021) 

Face de la chaleur (01/01/2022)

Ou le soleil (09/07/2022) 

 

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