Raymond Queneau (1903 – 1976) : Je crains pas ça tellment
Je crains pas ça tellment
Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles
et la mort de mon nez et celle de mes os
Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille
qu’on baptisa Raymond d’un père dit Queneau.
Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille
les quais les cabinets la poussière et l’ennui
Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille
et distille la mort en quelques poésies.
Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce
entre les bords teigneux des paupières des morts
Elle est douce la nuit caresse d’une rousse
le miel des méridiens des pôles sud et nord.
Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil
absolu Ça doit être aussi lourd que le plomb
aussi sec que la lave aussi noir que le ciel
aussi sourd qu’un mendiant bêlant au coin d’un pont.
Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance
et l’angoisse et la guigne et l’excès de l’absence
Je crains l’abîme obèse où gît la maladie
et le temps et l’espace et les torts de l’esprit.
Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile
qui viendra me cueillir au bout de son curdent
lorsque vaincu j’aurai d’un oeil vague et placide
cédé tout mon courage aux rongeurs du présent.
Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille
Enée ou bien Didon Quichotte ou bien Pança
Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles
les plaisirs de la pêche ou la paix des villas.
Aujourd’hui bien lassé par l’heure qui s’enroule
tournant comme un bourin tout autour du cadran
permettez mille excuz à ce crâne — une boule —
de susurrer plaintif la chanson du néant.
L’Instant fatal,
Editions Gallimard,1948
Du même auteur :
« Quand nous pénètrerons la gueule de travers… » (21/05/2014)
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