Aimé Césaire (1913 -2008) : Et les chiens se taisaient
Et les chiens se taisaient
(….)
Le rebelle
Femme prends garde, il y a un beau pays qu’ils ont gâté de larves
dévergondé hors saison
un monde d’éclats de fleurs salis de vieilles affiches
une maison de tuiles cassées de feuilles arrachées sans tempête
pas encore
pas encore
je ne reviendrai que grave
l’amour luira dans nos yeux de grange incendiée
comme un oiseau ivre
un peloton d’exécution
pas encore
pas encore
je ne reviendrai qu’avec ma bonne prise de contrebande
l’amour vivant herbeux de blé de sauterelles de vague de déluge
de sifflements de brasiers de signes de forêt d’eau de gazon
d’eau de troupeaux d’eau
l’amour spacieux de flammes d’instants de ruches de pivoines de
poinsettias prophétique de chiffres, prophétique de climats.
Le chœur
Hachoirs mes doux cantiques
sang répandu ma tiède fourrure
les massacres, mes massacres, les fumées, mes fumées font une
route peu limpide de jets d’eau lancés par les évents de l’incendie.
Le rebelle
Laboure-moi, laboure-moi, cri armé de mon peuple.
Laboure-moi, phacochère et piétine piétine-moi jusqu’à la brisure
de mon cœur jusqu’à l’éclatement de mes veines
jusqu’au pépiement de mes os dans le minuit de ma chair…
La mère
Mon fils !
Le rebelle
Une minute trop lourde ou trop belle pèse sur moi depuis longtemps
Première voix tentatrice
Je suis l’heure rouge, l’heure dénouée rouge.
Deuxième voix tentatrice
Je suis l’heure des nostalgies, l’heure des miracles.
Le rebelle
Des femmes depuis longtemps je ne parle qu’à la plus ivre, qu’à
la plus belle
La mère (se dévoilant)
et la plus malheureuse est à tes pieds
Le rebelle
A mes pieds ? je ne parle depuis longtemps qu’à celle qui fait que
la nuit est vivante et le jour feuillu.
Le demi-choeur
Celle qui fait du matin un ruisseau de jonquilles bleues ?
Le demi-chœur
Celle qui fait…
Le rebelle
que le silex est impardonnable. Femme du couchant, femme sans
rencontre qu’avons-nous à nous dire ? A l’heure rouge des requins,
à l’heure rouge des nostalgies, à l’heure rouge des miracles, j’ai
rencontré la Liberté.
Et la mort n’était pas hargneuse mais douce
aux mains de palissandre et de jeune fille nubile
aux mains de charpie et de fonio
douce
nous étions là
et une virginité saignait cette nuit-là
timonier de la nuit peuplée de soleils et d’arcs-en-ciel
timonier de la mer et de la mort
liberté ô ma grande bringue les jambes poisseuses du sang neuf
ton cri d’oiseau surpris et de fascine
et de chabine au fonds des eaux
et d’aubier et d’épreuve et de letchi triomphant
et de sacrilège
rampe rampe
ma grande fille peuplée de chevaux et de feuillages
et de hasards et de connaissances
et d’héritage et de sources
sur la pointe de tes amours sur la point de tes retards
sur la pointe de tes cantiques
de tes lampes
sur la pointe d’insectes et de racines
rampe grand frais ivre de dogues de mâtins et de marcassins
de bothrops lancéolés et d’incendies
à la déroute de l’exemple scrofuleux des cataplasmes.
La mère
Ô mon fils mal éclos !
Le rebelle
Quelle est celle qui me trouble sur le seuil du repos ? Ah, il te fallait
un fils trahi et vendu… et tu m’as choisi… Merci
La mère
Mon fils !
Le rebelle
Et il fallait aussi n’est-ce pas à ceux qui t’ont envoyée, il leur fallait
mieux que ma défaite, mieux que ma poitrine qui se rompt, il leur
fallait mon oui… Et ils t’ont envoyée. Merci
La mère
Tourne la tête et me regarde.
Le rebelle
Mon amie, mon amie
est-ce ma faute si par bouffée du fond des âges, plus rouge que n’est
noir mon fusc, me montent et me colorent et me couvrent la honte des
années, le rouge des années et l’intempérie des jours
la pluie des jours de pacotille
l’insolence des jours de sauterelle
l’aboi des jours de dogue au museau plus verni que le sel
je suis prêt
sonore à tous les bruits et plein de confluences
j’ai tendu ma peau noire comme une peau de bourrique
La mère
Cœur plein de combat, cœur sans lait.
Le rebelle
Mère sans foi.
La mère
Mon enfant … donne-moi la main…laisse pousser dans ma main
ta main redevenue simple
Le rebelle
Le tam-tam halète, le tam-tam éructe, le tam-tam crache des sauterelles
de feu et de sang, ma main aussi est pleine de sang.
La mère (effrayée)
Tes yeux sont pleins de sang.
Le rebelle
Je ne suis pas un cœur aride. Je ne suis pas un cœur sans pitié. Je suis un
homme de soif bonne qui circule fou autour de mares empoisonnées.
La mère
Non … sur le désert salé et pas une étoile sauf le gibet à mutins et des
membres noirs aux crocs de vent.
Le rebelle (ricanant)
Ha, ha, quelle revanche pour les blancs. La mer indocile… le grimoire
des signes… la famine, le désespoir…Mais non, on t’aura menti, et la
mer est feuillue, et je lis du haut de son faîte un pays magnifique, plein
de soleil… de perroquets… de fruits… d’eau douce… d’arbres à pains.
La mère
… un désert de béton, de camphre, d’acier, de charpie, de marais désinfectés,
un lieu lourd miné d’yeux de flammes et de champignons…
Le rebelle
Un pays d’anses de palmes de pandanus… un pays de main ouverte…
La mère
Voyez, il n’obéit pas… il ne renonce pas à sa vengeance mauvaise…
il ne désarme pas…
Le rebelle (dur)
Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon
âge : l’âge de pierre.
La mère
Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité
Le rebelle
Ma race : la race tombée. Ma religion…
mais ce n’est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement…
c’est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête
hirsute.
(très calme)
Je me souviens d’un jour de novembre ; il n’avait pas six mois et le
maître est entré dans la case fuligineuse comme une lune rousse, et
il tâtait ses petits membres musclés, c’était un très bon maître, il
promenait d’une caresse ses doigts gros sur son petit visage plein de
fossettes. Ses yeux bleus riaient et sa bouche le taquinait de choses
sucrées : ce sera une bonne pièce, dit-il en me regardant, et il disait
d’autres choses aimables le maître, qu’il fallait s’y prendre très tôt,
que ce n’était pas trop de vingt ans pour faire un bon chrétien et un
bon esclave, bon sujet et bien dévoué, un bon garde-chiourme de
commandeur, oeil vif et le bras ferme. Et cet homme spéculait sur
le berceau de mon fils un berceau de garde-chiourme.
La mère
Hélas ! tu mourras.
Le rebelle
Tué… Je l’ai tué de mes propres mains…
Oui : de mort féconde et plantureuse…
c’était la nuit. Nous rampâmes parmi les cannes à sucre.
Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquait des étoiles.
Les cannes à sucre nous balafraient le visage de ruisseaux de lames
vertes.
Nous rampâmes coutelas au poing…
La mère
J’avais rêvé d’un fils pour fermer les yeux de sa mère.
Le rebelle
J’ai choisi d’ouvrir sur un autre soleil les yeux de mon fils.
La mère
… Ô mon fils… de mort mauvaise et pernicieuse
Le rebelle
Mère, de mort vivace et somptueuse
La mère
pour avoir trop haï
Le rebelle
pour avoir trop aimé.
La mère
Epargne-moi j’étouffe de tes liens. Je saigne de tes blessures.
Le rebelle
Et le monde n’épargne pas… Il n’y a pas dans le monde un pauvre
type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné
et humilié.
La mère
Dieu du ciel, délivre-le.
Le rebelle
Mon cœur tu ne me délivreras pas de mes souvenirs.
C’était un soir de novembre…
Et subitement des clameurs éclairèrent le silence.
Nous avions bondi nous les esclaves, nous le fumier, nous les
bêtes aux sabots de patience.
Nous courions comme des forcenés ; les coups de feu éclatèrent…
Nous frappions. La sueur et le sang nous faisaient une fraîcheur.
Nous frappions parmi les cris et les cris devinrent plus stridents et
une grande clameur s’éleva vers l’est, c’étaient les communs qui
brûlaient et la flamme flaqua douce sur nos joues.
Alors ce fut l’assaut donné à la maison du maître.
On tirait des fenêtres.
Nous forçâmes les portes.
La chambre du maître était grande ouverte. La chambre du maître était
brillamment éclairée, et le maître était là très calme… et les nôtres
s’arrêtèrent… c’était le maître… J’entrai. C’est toi, me dit-il, très
calme… C’était moi, c’était bien moi, lui disais-je, le bon esclave, le
fidèle esclave, l’esclave esclave, et soudain ses yeux furent deux ravets
apeurés les jours de pluie… Je frappai, le sang gicla : c’est le seul
baptême dont je me souvienne aujourd’hui.
La mère
J’ai peur de la balle de tes mots, j’ai peur de tes mots de poix et d’embuscade.
J’ai peur de tes mots parce que je ne peux pas les prendre dans ma main et
les peser… Ce ne sont pas des mots humains.
Ce ne sont point des mots que l’on puisse prendre dans la paume de ses mains
et peser dans la balance rayée de routes et qui tremble…
(la mère s’écroule)
Le rebelle (penché sur la morte ou l’évanouie)
Femme, ton visage est plus usé que la pierre ponce roulée par la
rivière
beaucoup, beaucoup,
tes doigts sont plus fatigués que la canne broyée par le moulin,
beaucoup, beaucoup,
oh, tes mains sont de bagasse fripée, beaucoup, beaucoup,
oh, tes yeux sont des étoiles égarées beaucoup, beaucoup,
Mère très usée, mère sans feuille tu es un flamboyant et il ne porte
plus que les gousses. Tu es un calebassier, et tu n’es qu’un peuplement
de couis…
Les Armes miraculeuses
Editions Gallimard,1946
Du même auteur :
« Je retrouverais le secret des grandes communications… » (25/01/2014)
En guise de manifeste littéraire (25/01/2015)
Fragments d’un poème (26/01/2017)
« Soleil serpent… » (26/01/2018)
A l’Afrique (26/01/2019)
Configurations (26/01/2020)
Batouque (26/01/2021)
Idylle (26/01/2022)
Corps perdu (26/01/2023)
Rocher de la femme endormie (07/02/2024)
Dyali (07/02/5025)