Arthur Rimbaud ( 1854 – 1891) : Alchimie du verbe
Alchimie du verbe
A moi. L'histoire d'une de mes folies.
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles,
et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de
saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée,
latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes
de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations,
républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs,
déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.
J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert.
- Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes
instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou
l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais
l'inexprimable. Je fixais des vertiges.
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Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
- Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! -
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie? Quelque liqueur d'or qui fait suer.
Je faisais une louche enseigne d'auberge.
- Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait sur les sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;
Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. -
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À quatre heures du matin, l'été, Le sommeil d'amour dure encore. Sous les bocages s'évapore L'odeur du soir fêté.
Là-bas, dans leur vaste chantier, Au soleil des Hespérides, Déjà s'agitent - en bras de chemise - Les Charpentiers.
Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles, Ils préparent les lambris précieux Où la ville Peindra de faux cieux
O, pour ces Ouvriers charmants Sujets d'un roi de Babylone, Vénus ! quitte un instant les Amants Dont l'âme est en couronne.
O Reine des Bergers, Porte aux travailleurs l'eau-de-vie, Que leurs forces soient en paix En attendant le bain dans la mer à midi. |
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La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une
mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges,
des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres,
les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots !
Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif, en proie à
une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, - les chenilles, qui représentent
l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !
Mon caractère s'aigrissait. je disais adieu au monde dans d'espèces de
romances :
Chanson de la plus haute Tour
Qu'il vienne, qu'il vienne, Le temps dont on s'éprenne
J'ai tant fait patience Qu'a jamais j'oublie. Craintes et souffrances Aux cieux sont parties. Et la soif malsaine Obscurcit mes veines.
Qu'il vienne, qu'il vienne, Le temps dont on s’éprenne.
Telle la prairie À l'oubli livrée, Grandie, et fleurie D'encens et d'ivraies Au bourdon farouche Des sales mouches.
Qu'il vienne, qu'il vienne, Le temps dont on s'éprenne. |
J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies.
Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil,
dieu de feu.
"Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous
avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins spiendides ! dans les
salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les
boudoirs de poudre de rubis brûlante..."
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache,
et que dissout un rayon !
Faim
Si j'ai du goût, ce n'est guère Que pour la terre et les pierres. Je déjeune toujours d'air, De roc, de charbons, de fer.
Mes faims, tournez. Paissez, faims, Le pré des sons. Attirez le gai venin Des liserons.
Mangez les cailloux qu'on brise, Les vieilles pierres d'églises ; Les galets des vieux déluges, Pains semés dans les vallées grises. _________________ Le loup criait sous les feuilles En crachant les belles plumes De son repas de volailles : Comme lui je me consume.
Les salades, les fruits N'attendent que la cueillette ; Mais l'araignée de la haie Ne mange que des violettes.
Que je dorme ! que je bouille Aux autels de Salomon. Le bouillon court sur la rouille, Et se mêle au Cédron. |
Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus,
étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne
et égarée au possible :
Elle est retrouvée. Quoi ? - L'Éternité. C'est la mer mêlée Au soleil.
Mon âme éternelle, Observe ton voeu Malgré la nuit seule Et le jour en feu.
Donc tu te dégages Des humains suffrages, Des communs élans ! Tu voles selon...
- Jamais d'espérance Pas d'orietur. Science et patience, Le supplice est sûr.
Plus de lendemain, Braises de satin, Votre ardeur Est le devoir.
Elle est retrouvée ! - Quoi ? - L'Éternité. C'est la mer mêlée Au soleil. |
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Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de
bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force,
un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne
sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant
plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres
vies. - Ainsi, j'ai aimé un porc.
Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu'on enferme, - n'a été oublié
par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.
Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de
plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J'étais mûr pour
le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du
monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons.
Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau.
Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure,
je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par l'arc-en-ciel.
Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours
trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq,
- ad matutinum, au Christus venit,- dans les plus sombres villes :
O saisons, ô châteaux, Quelle âme est sans défaut ?
J'ai fait la magique étude Du Bonheur, qu'aucun n'élude.
Salut à lui, chaque fois Que chante le coq gaulois.
Ah! je n'aurais plus d'envie : Il s'est chargé de ma vie.
Ce charme a pris âme et corps, Et dispersé les efforts. - O saisons, ô châteaux,
L'heure de sa fuite, hélas ! sera l'heure du trépas
O saisons, ô châteaux ! |
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Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.
Une saison en enfer,
Alliance typographique (M.-J. Poot et Cie), Bruxelles, 1873
Du même auteur :
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