René Char (1907 – 1988) : Jacquemard et Julia
Jacquemard et Julia
Jadis l'herbe, à l'heure où les routes de la terre s'accordaient dans leur
déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Les cavaliers
du jour naissaient au regard de leur amour et les châteaux de leurs
bien-aimées comptaient autant de fenêtres que l'abîme porte d'orages
légers.
Jadis l'herbe connaissait mille devises qui ne se contrariaient pas.
Elle était la providence des visages baignés de larmes. Elle incantait les
animaux, donnait asile à l'erreur. Son étendue était comparable au ciel
qui a vaincu la peur du temps et allégi la douleur.
Jadis l'herbe était bonne aux fous et hostile au bourreau. Elle convolait
avec le seuil de toujours. Les jeux qu'elle inventait avaient des ailes à leur
sourire (jeux absous et également fugitifs). Elle n'était dure pour aucun
de ceux qui perdant leur chemin souhaitent le perdre à jamais.
Jadis l'herbe avait établi que la nuit vaut moins que son pouvoir, que les
sources ne compliquent à plaisir leur parcours, que la graine qui
s'agenouille est déjà à demi dans le bec de l'oiseau. Jadis, terre et ciel se
haïssaient mais terre et ciel vivaient.
L'inextinguible sécheresse s'écoule. L'homme est un étranger pour
l'aurore. Cependant, à la poursuite de la vie qui ne peut être encore
imaginée, il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont
s'affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent.
(Le poème pulvérisé)
Fureur et mystère, 1948
Du même auteur :
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