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Le bar à poèmes
3 octobre 2021

Emile Verhaeren (1855 – 1916) : Les plaines

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Les plaines

 

 

 

Sous la tristesse et l'angoisse des cieux

Les lieues

S'en vont autour des plaines ;

Sous les cieux bas

Dont les nuages traînent

Immensément, les lieues

Se succèdent, là-bas.



Droites sur des chaumes, les tours ;

Et des gens las, par tas,

Qui vont de bourg en bourg.

Les gens vaguants

Comme la route, ils ont cent ans ;

Ils vont de plaine en plaine,

Depuis toujours, à travers temps.

Les précèdent ou bien les suivent

Les charrettes dont les convois dérivent

Vers les hameaux et les venelles,

Les charrettes perpétuelles,

Grinçant le lamentable cri,

Le jour, la nuit,

De leurs essieux vers l'infini.

C'est la plaine, la plaine.

Immensément, à perdre haleine.



De pauvres clos ourlés de haies

Ecartèlent leur sol couvert de plaies ;

De pauvres clos, de pauvres fermes,

Les portes lâches

Et les chaumes, comme des bâches,

Que le vent troue à coups de hache.

Aux alentours, ni trèfle vert, ni luzerne rougie,

Ni lin, ni blé, ni frondaisons, ni germes ;

Depuis longtemps, l'arbre, par la foudre cassé,

Monte, devant le seuil usé,

Comme un malheur en effigie.



C'est la plaine, la plaine blême,

Interminablement, toujours la même.



Par au-dessus, souvent,

Rage si fort le vent

Que l'on dirait le ciel fendu

Aux coups de boxe

De l'équinoxe.

Novembre hurle, ainsi qu'un loup

Au coin des bois, par le soir fou.

Les ramilles et les feuilles gelées

Passent giflées

Sur les mares, dans les allées ;

Et les grands bras des Christs funèbres,

Aux carrefours, dans les ténèbres,

Semblent grandir et tout à coup partir,

En cris de peur, vers le soleil perdu.

C'est la plaine, la plaine

Où ne vague que crainte et peine.

 

Les rivières stagnent ou sont taries,

Les flots n'arrivent plus jusqu'aux prairies,

Les énormes digues de tourbe,

Inutiles, tracent leur courbe ;

Comme le sol, les eaux sont mortes ;

Parmi les îles, en escortes

Vers la mer, où les anses encor se mirent,

Les haches et les marteaux voraces

Dépècent les carcasses

Lamentables des vieux navires.



C'est la plaine, la plaine

Sinistrement, à perdre haleine,

C'est la plaine et sa démence

Que sillonnent des vols immenses

De cormorans criant la mort

A travers l'ombre et la brume des Nords ;

C'est la plaine, la plaine

Mate et longue comme la haine,

La plaine et le pays sans fin

Où le soleil est blanc comme la faim,

Où pourrit aux tournants du fleuve solitaire,

Dans la vase, le coeur antique de la terre.

 

 

Les campagnes hallucinées,

Edmond Deman éditeur, Bruxelles,1893

Du même auteur :

Le vent (06/02/2016)

« Dès le matin... » (05/05/2017)

La folie (14/05/2018)

La pluie (03/10/2019)

Fleur fatale (03/10/2020)

Le départ (03/10/2022)

La neige (03/10/2023)

La ville (03/10/2024)

 

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