Philippe Soupault (1897 – 1990) : Message de l’île déserte (1942 -1944)
Message de l’île déserte
1942-1944
Jours de pluie jours de sang
la pluie tombe et sème la boue goutte à goutte
j’attends que le vent se taise et que la mer se calme
car j’entends encore tous les bruits échos des échos
les grands murmures et toutes les cloches
et je me tais il est temps de me taire j’ai tort de me taire
l’océan autour de moi est rouge
la grande marée qui apporte l’écume
les odeurs de pourriture et de souffrance
les épaves des naufragés d’hier les os blancs les os gris
donnent aux lèvres le goût du sel qui brûle les yeux et les plaies
pousse devant elle de grosses méduses impatientes opaques et violettes comme
des fleurs
qui tournent en grimaçant le sourire aux lèvres
je les reconnais je les nomme je les dénonce je les insulte
je suis seul sur cette île que j’ai découverte
un jour de tempête et de dégout
j’ai froid la nuit s’approche aussi lente que la mort
tous les cris que je ne voulais plus entendre
tous les hurlements qui précèdent le soir et son silence obligatoire
viennent m’annoncer que je n’ai plus de temps à perdre
je m’approche du rivage
un soir comme un autre soir
et je crie devant l’océan tout rouge
où flottent encore toutes les têtes des condamnés
tous les yeux des suppliciés et les mains coupées
toutes les âmes de ceux qui ont disparu sans laisser de traces
Je suis seul cependant
je tourne la tête et les fantômes m’appellent
je suis seul dans ce domaine abandonné
et je reprends la route qui conduit au remords
Tous ceux qui m’attendaient sont partis
et je les ai quittés pour ne jamais les revoir
pour ne pas me savoir plus las encore qu’eux-mêmes
plus décidé à me taire à ne pas les éveiller
de leur sommeil des nuits sans rêves
J’ai vu le souvenir de leurs yeux et l’odeur de leurs mains
me prenait à la gorge sans pitié sans tendresse
alors que dans l’ombre nous guettaient
les faces pâles des spectateurs éternels
quand la foule des voyous aboyait
à l’heure où la destinée n’est qu’une aurore
et quand la confiance se dissipe dans le brouillard
quand la fumée née de partout s’empare du monde
où l’on ne respire plus qu’avec peine en haletant
les larmes aux yeux et les dents serrées
Je n’appelle pas même un nom très doux
même une syllabe qui est la tendresse et la vie
ne suffirait pas à vaincre l’ombre qui s’approche
à pas de loup comme celui qui veut tuer encore
La mort rôde sur la plage de cendre
blanche et gonflée de la fumée du souvenir
Elle fait des signes elle s’incline elle guette
elle se redresse et sans un mot propose
l’éternité et l’oubli le néant
elle vend elle marchande elle promet
Et je reconnais sa démarche ses manières sa solitude
Elle ouvre les bras elle accueille elle fuit
Je m’éloigne du tintamarre et de la foule que mène l’océan
je remonte ce fleuve qui serpente dans le brouillard
errant pèlerin mains vides et yeux hagards
je retrouve des marques de pas et refuse
de reconnaître les empreintes de celui que je fus
les arbres ont des allures de bandits
les hautes herbes tremblent autour de moi
Les odeurs douces et les craquements des branches
m’avertissent des présences d’insectes
des vers qui grouillent de tout le remue-ménage de ceux qui vivent dans la
boue
les vieux crapauds toujours égaux à eux-mêmes
de la marmaille des grenouilles qui répètent leurs deux mots
et des visqueux sans nom qui se nourrissent d’ordure
Je m’arrête assis au bord du sentier que j’ai tracé
celui d’un loup solitaire que pousse la faim
et je veux mesurer cette trace que je veux oublier comme toujours
Je réclame le silence en vain la nuit est lente
il pleut grosses gouttes froides qui tombent
faisant un bruit d’hommes
pour la fête du marécage qui s’étale grandit et m’entoure
musique de l’eau croupie gargouillements moroses
dans l’herbe sale et la terre molle comme une maladie
vieille pourriture rajeunie où je n’ose plus poser le pied
fièvre qui monte en bourdonnant des flaques où crèvent les bulles
et qui annonce le règne du délire ou de la servitude
Sourd aveugle muet je me bouche le nez
et marche et marche éclaboussant m’éclaboussant
pour atteindre ce morceau de terre sèche
loin du passage des fauves assoiffés d’eau sanglante
Je porte mon angoisse comme une enfant affamée
et je pose mes pieds sur cet îlot que cerne le vertige
le vent a beau siffler pour rappeler les cris
les derniers soupirs les râles les agonies
les vagues montent à l’assaut des plages vides
et jettent à mes pieds tout ce que je voudrais oublier
tout ce que je ne peux oublier et qu’on oublie
J’étends les bras et le vacarme recommence
prophète des malheurs échos du passé
qui se tourne vers le ciel gris comme l’oubli et les perles
les oiseaux les derniers vagabonds passent
avant leur fuite et annoncent l’hiver et l’indifférence
Je crie encore et personne ne répond
J’espère des lueurs à l’horizon je m’agite
je suis décidé à courir à hurler à tendre la main
l’océan est encore rouge et la boue tombe encore
J’ai vu le feu de l’horizon dévorer des jours et des nuits
et entendu cette fête de la terreur et de l’angoisse
les musiques d’enterrement les mugissements
alors qu’il n’ y a plus rien à entendre
J’ai espéré alors que la mort était la seule espérance
et qu’on voulait en finir une bonne fois
j’ai bravé l’assurance souri devant les visages
de ceux qui ne me reconnaissaient pas
Je ferme les yeux un instant pour ne pas voir le cuivre et le sang
qui couvrent l’océan et brillent à la lumière du couchant
et je parcours les chemins de la mémoire
l’allée des souvenirs est celle d’un cimetière
vaste comme ma vie sans murs sans frontières
Je m’arrête à chaque carrefour
où m’attend un ami qui ne sait plus mon nom
l’eau qui dort tout autour et qui rêve
l’entraîne vers le temps tremblant comme la folie
et m’éloigne de ce qui fut établi il y a des années
Immobile alors que le temps passe et que l’espace fuit
je ne puis fermer les yeux je ne puis boucher mes oreilles
me couper les mains le nez la langue je crie
toujours en vain de la fumée du vent un cri
bouche ouverte et muette gestes de branches mortes
Car là-bas groupés comme des nuages
ceux qui veulent ce que je fuis ceux qui demandent
et exigent le pardon leur part leur dû
hurlent comme quatre mille et un million de sourds
les voraces qui tremblent encore de peur mais que dévore la faim
ceux qui veulent profiter du moment opportun
et lèvent les bras vers un ciel de cendres vers les astres fous
vers le soleil qui est né d’une mare de sang
murmurent et proposent et jurent et affirment
Sauterelles qui protestent dans le tumulte
foule à la foire qui couvre jusqu’au bruit du tonnerre
on ne distingue qu’à peine les éclairs couleurs de lilas
les opales qui éclatent en déchirant le ciel
quand les draperies noires tombent sur les mourants
avant même qu’ils aient poussé leur dernier soupir
l’orage des quarante mille nuits et des quarante mille jours
pas même les désespoirs des inconsolés
ni le bruit de la haine qui siffle comme un lance-flammes
lorsque s’approchent les vautours couverts de vermines
fantômes des vivants héros des crépuscules
Message de l’île déserte
Stols éditeur, La Haye (Pays-Bas), 1947
Du même auteur :
Georgia (16/01/2014)
Est-ce le vent (16/01/2015)
Westwego (16/01/2016)
« Est-ce le soleil qui se couche… » (16/01/2017)
Il y a un océan (16/01/2018)
« Rien que cette lumière ... » (16/01/2019)
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