Lionel Ray (1935 -) : Distances (1-2- 4 -7)
Distances
1
ce n’est plus un chant
(l’effort perdu le
mauvais usage de
la musique) ou ce
qu’il faut pour changer
de joie ! détruisant
le regard même, ou
la féroce clarté
du regard (les graines
souffrent aussi sombres)
maintenant que je
suis nul et froid, sans
le moindre feu aux
lèvres, et rien n’est sûr
ailleurs (le néant
même) et ras, désert,
rejeté du temps,
l’opéra défait :
les oiseaux tombent, le
ciel pourrit, l’eau m’é-
touffe ! ce n’est plus un
chant (aux limites du
monstre) ou me taire ou
le visage privé
d’aube, et rien rien rien !
2
vous aussi aveugles
vous aviez des joies
pourpres comme des princes
des réponses pour le
désir et la mort
vous aviez des mains
pour la fièvre je sais
vous pouviez garder
la folie en laisse
en otage rieuse
il y avait des
fleurs aussi et des
mots essentiels des
trains pour le départ
des terres jeunes toujours
et vous répondiez
nommant les fêtes les
grilles le fracas
les viandes les chaînes
parlant de paroles
vous étiez clairs proches
comme un chiffre comme
l’invention avec
des rires des lanternes
pour trouer l’ombre ou
la voix assurée
la voix par millions
par fleuves par routes
vous et moi ensemble
aveugles vous aussi
4
et l’arc d’Eros en
poche ! le remarquable
accident de chaque
vie ! et quoi ? une fois
je fus un pays
paré de matins
je pouvais parler
de la hauteur et
du bleu virginal
des guerres et des jeux
un pays de femmes
franches et de chaleur
j’étais peut-être un
nom imprécis ou
un commencement
de forêts une note
nouvelle ! et j’ai cru
vivre comme vit le vin
dans la rareté
avec un soleil sombre
en moi, à hauteur
de terre et de lèvres !
je parlais sans honte
feu épanouissant
sans trop de dégoût
7
quelquefois je rêve
au nouveau dédale
je rêve – il y a
de puissantes paroles
à dire ! à faire ! et
la terre intacte ! le
soleil droit ! je rêve
derrière les grilles
des étouffements
des alphabets gris-
âtres dans les trous
de taupe les rites les
yeux des mouches, et pour-
quoi dis-je l’aventure
de rêver quelle autre
fièvre pour quel massif
de lilas pour quel
buisson de hourras
le temps qui nous accouche
d’hommes et d’orages, je
rêve aussi parfois
de l’assaut furieux
des jours et les mots
aux portes frappent comme
au commencement
In, revue « Action poétique, N° 58 », 1974
Du même auteur :
« Terrible est le visage du temps... » (10/10/2018
Construire (09/10/2019)
Maintenant (10/10/2021)
Cette heure seule (26/10/2022)
Résolution (25/10/2023)
Si j’existe (26/10/2024)