Canalblog Tous les blogs Top blogs Littérature, BD & Poésie
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU
Le bar à poèmes
16 janvier 2018

Philippe Soupault (1897 – 1990) : Il y a un océan

 

soupaultabott

 

 

Il y a un océan

 

Personne ne répond

Une foule autour de moi fait son grand bruit d’orage

J’avance à pas lents

Je contemple

Voici dix ans bientôt

que pour moi la terre tourne plus vite

 

Je regarde les yeux

Je me souviens de tous ceux que j’ai croisés

de ceux que j’ai voulu oublier

J’attends comme un arbre

une réponse

Je crie je crie

et tu ne réponds pas

Voici sans doute

la dernière solitude

celle sur laquelle je ne comptais plus

celle qui ressemble à la soif

 

Le ciel les souvenirs

peuvent me tomber sur la tête

Je ferme les yeux

 

Tu n’étais pas près de moi

mais tu te souviens n’est- ce pas

de ce soir

près de ton fleuve silencieux

et qui était comme une étoile dans la nuit

On jouait doucement

le refrain de tes yeux

pour oublier encore

et le sang figé brillait sur les murs des maisons

Au bord d’un autre fleuve

celui qui poussait encore ton souvenir devant lui

je voyais comme si j’étais là

tous ceux qui rêvaient à haute voix

Ils étaient tous là tous

plus grands toujours plus grands

plus nombreux

à chaque seconde

ils hurlaient de joie et de souffrance

ils espéraient

Demain ou demain

Je voulais les appeler

leur tendre les bras

mais tu ne répondais pas

et le vent me poussa plus loin

Villes rouges

grandeurs voilées

je songe aux incendies

et votre ombre s’élance à la conquête du temps

 

Sous les arbres mauves

une nuit mauvaise

j’allais contre le froid

tous ceux que la faim faisait doucement gémir

tous ceux qui laissaient tomber les bras

guettaient dans l’ombre

Ils étaient là près de moi

Leurs yeux trop grands étaient des menaces

J’avais honte de savoir marcher

et une lumière plus douce que la neige

me tirait

Tu ne me quittais pas

tu dormais

et ta vie était cette nuit

que je respirais

Je savais par mes yeux mes mains mes pas

que tout s’effaçait

qu’il n’ y avait plus que la terre

que la terre

et toi.

 

Il est tard plus tard

Je marche comme dans cette lumière

qui m’étrangle

J’apprends la cruauté

Er  voici la mort qui s’approche

à travers les rues

fuyant les monstres et les ombres

je suis les traces du suicidé

Les millions de soleil reflètent le ciel

Je monte je monte encore

la ville se dresse devant moi

et j’aspire un peu de l’air marin

Mais que m’importe cette puissance

et la joie du jour

et les victoires quotidiennes

Je pense aux autres villes désespérées

et la lumière et le temps

glissent mollement

tandis que les grandes cloches

tournent dans l’air

J’appelle

j’appelle encore une fois

mais tout vacille

et je serre les dents

 

Je demande un peu de cette fièvre

qui me suit

Je veux du sang

Je serre les poings

Je me prépare

et je marche je marche je marche

Je guette mon heure

Il n’y a plus de souvenirs pour moi

plus rien que cette minute précise comme un coup de feu

 

Je n’écoute plus les vieilles chansons

je ne tourne plus la tête

me voici brusquement délivré

un peu d’amertume au coin de la bouche

Plus besoin de s’attendrir

je suis seul comme une pierre

Une odeur de pourriture rose et vaste

monte du sol et dépasse l’horizon

Plus besoin d’avoir honte

Tout m’enseigne que dorénavant

mes amis sont morts

avec ces millions d’autres

qui courent toujours plus vite

et ne savent pas encore que tout est bien fini

Pas de réponse

rien que ces mots qui s’éloignent

Tu fermes les yeux

Pour ne plus voir

celui qui avance

la mort aux lèvres

à travers le feu et le beau temps

 

Ecoute

puisque tu n’entendras pas

cette grande musique que je conduis

pour la dernière fois

Je franchis le dernier pas

la dernière heure

et demain à l’aube

blême

à cette aube qui n’est pas pour moi

un vieillard marchera hors d’haleine

couvert de la poussière des pays disparus

 

Je ne crie plus

la mer est autour de moi

insolente imbécile éternelle

Je voudrais une lueur faible comme le pardon

un point à l’horizon

Et je pense sans larmes

que tout est fini bien fini fini

comme ce refrain qui tourne

Je marche sur l’océan

à grandes enjambées

vers le ciel bas et sale

Je n’emporte rien avec moi

riche de tout ce grand désespoir

porteur du feu qui vient de naître

et lourd déjà de sa colère

et de ses dévastations

il est rouge à la place de mon cœur

Je l’entends chanter

Il dit la force le sursaut

et tout ce qui est perdu à jamais

cet homme que j’étais

plus fort que le temps et l’espace

et qu’un souffle un doux souffle

à peine un regard

vient d’abattre

Ce n’est plus qu’un vieux corps

vide

un peu de fumier déjà

que l’autre repousse du pied

L’heure est passée

les villes sont mortes

et toutes les auréoles prêtes à luire

tous les grands projets miracles

tout ce qui était

Il fallait tout éteindre

en guettant le jour

 

Cette nuit qui ne veut pas finir

laisse encore des traces

minutes phosphorescentes

où tout renaît

où la vérité disparaît tout à coup

où l’on se souvient

comme si de rien n’était

mais la vieille agonie

espoir multicolore

reprends son cours

Je suis un vieux chien

langue au vent

qui court autour d’un but

prêt à crever

qu’il ne connaît plus

à l’heure du hasard ou de la destinée

il galope

un vieux chien fou dans la nuit

près des paysages de l’avenir

traces effacées

heures mortes

 

Et voici encore des mots

qui veulent retentir

alors que le silence

s’impose

et qu’il veut être obéi

Je ne sais plus rien

que ce moindre vent

ces nuages lourdauds

ce soleil infidèle cette nuit monotone

que des étoiles identiques

immobilisent

Il n’y a plus de signaux

plus de ces grands moments

où l’on se croit vainqueur

d’un monde

mais plutôt cette lenteur définitive

cette absurdité plate comme la mer incertaine

et tout ce grand déballage

qu’un cri salue

jusqu’au dernier moment

celui du naufrage

et de la délivrance

 

J’écoute un rire

qui s’éloigne et qui démolit

ce grand échafaudage ridicule

Voici le bonheur

des secondes et du jour

du grand jour vide

où l’on dit adieu

à ce qui était

le courage

et la vérité à travers les siècles

il est temps

une nuit et une autre nuit

Je sais que je ne puis rien entendre

et j’écoute

les secondes s’éloignent dans l’ombre

 

 

Il y a un océan

Guy Lévis Mano Editeur, 1936

Du même auteur :

Georgia (16/01/2014)

Est-ce le vent (16/01/2015) 

Westwego (16/01/2016)

« Est-ce le soleil qui se couche… » (16/01/2017)

« Rien que cette lumière ... » (16/01/2019)

Rien (16/012020)

Message de l’île déserte (1942 -1944) (15/01/2021)

« La nuit est devant moi... » (15/01/2022) 

... Et le reste (16/01/2023)

Les amis de Prague (16/012024)

Dernières cartouches (16/01/2025)

 

Commentaires
M
bonjour<br /> <br /> bravo pour ce beau blog<br /> <br /> connaissez vous ce bar?<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Irrévérences<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> C’est un rade au bord des eaux glauques <br /> <br /> du Yangzi Jiang au port de Nankin, <br /> <br /> ce soir-là, comme tous les soirs, la voix rauque <br /> <br /> de la chanteuse qui se produit au Chopin - <br /> <br /> enseigne du cabaret des confins - <br /> <br /> étouffe sous la force de son vibrato <br /> <br /> les partitions que joue le vieil Aldo. <br /> <br /> <br /> <br /> Penché sur le piano, il psalmodie <br /> <br /> en accompagnant ces ritournelles, <br /> <br /> lui qui jadis jouait au Carnegie, <br /> <br /> quand sa sœur était encore si belle <br /> <br /> que sur la scène elle semblait irréelle;<br /> <br /> du sexe elle était alors la Diva,<br /> <br /> hautaine et lointaine la Cicciolina.<br /> <br /> <br /> <br /> Maintenant, par les années décatie <br /> <br /> elle quitte son vêtement de stripteaseuse <br /> <br /> et chante les succès de la Nannini;<br /> <br /> elle est ici, pour toujours la chanteuse <br /> <br /> de complaintes suaves et rocailleuses<br /> <br /> quand notes et accords de I Maschi <br /> <br /> s’envolent sous les doigts du Ciccolini.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> © Mermed<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Bonne soirée<br /> <br /> <br /> <br /> Mon blog Effleurements livresques, épanchements maltés
Répondre
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
122 abonnés