Philippe Soupault (1897 – 1990) : Il y a un océan
Il y a un océan
Personne ne répond
Une foule autour de moi fait son grand bruit d’orage
J’avance à pas lents
Je contemple
Voici dix ans bientôt
que pour moi la terre tourne plus vite
Je regarde les yeux
Je me souviens de tous ceux que j’ai croisés
de ceux que j’ai voulu oublier
J’attends comme un arbre
une réponse
Je crie je crie
et tu ne réponds pas
Voici sans doute
la dernière solitude
celle sur laquelle je ne comptais plus
celle qui ressemble à la soif
Le ciel les souvenirs
peuvent me tomber sur la tête
Je ferme les yeux
Tu n’étais pas près de moi
mais tu te souviens n’est- ce pas
de ce soir
près de ton fleuve silencieux
et qui était comme une étoile dans la nuit
On jouait doucement
le refrain de tes yeux
pour oublier encore
et le sang figé brillait sur les murs des maisons
Au bord d’un autre fleuve
celui qui poussait encore ton souvenir devant lui
je voyais comme si j’étais là
tous ceux qui rêvaient à haute voix
Ils étaient tous là tous
plus grands toujours plus grands
plus nombreux
à chaque seconde
ils hurlaient de joie et de souffrance
ils espéraient
Demain ou demain
Je voulais les appeler
leur tendre les bras
mais tu ne répondais pas
et le vent me poussa plus loin
Villes rouges
grandeurs voilées
je songe aux incendies
et votre ombre s’élance à la conquête du temps
Sous les arbres mauves
une nuit mauvaise
j’allais contre le froid
tous ceux que la faim faisait doucement gémir
tous ceux qui laissaient tomber les bras
guettaient dans l’ombre
Ils étaient là près de moi
Leurs yeux trop grands étaient des menaces
J’avais honte de savoir marcher
et une lumière plus douce que la neige
me tirait
Tu ne me quittais pas
tu dormais
et ta vie était cette nuit
que je respirais
Je savais par mes yeux mes mains mes pas
que tout s’effaçait
qu’il n’ y avait plus que la terre
que la terre
et toi.
Il est tard plus tard
Je marche comme dans cette lumière
qui m’étrangle
J’apprends la cruauté
Er voici la mort qui s’approche
à travers les rues
fuyant les monstres et les ombres
je suis les traces du suicidé
Les millions de soleil reflètent le ciel
Je monte je monte encore
la ville se dresse devant moi
et j’aspire un peu de l’air marin
Mais que m’importe cette puissance
et la joie du jour
et les victoires quotidiennes
Je pense aux autres villes désespérées
et la lumière et le temps
glissent mollement
tandis que les grandes cloches
tournent dans l’air
J’appelle
j’appelle encore une fois
mais tout vacille
et je serre les dents
Je demande un peu de cette fièvre
qui me suit
Je veux du sang
Je serre les poings
Je me prépare
et je marche je marche je marche
Je guette mon heure
Il n’y a plus de souvenirs pour moi
plus rien que cette minute précise comme un coup de feu
Je n’écoute plus les vieilles chansons
je ne tourne plus la tête
me voici brusquement délivré
un peu d’amertume au coin de la bouche
Plus besoin de s’attendrir
je suis seul comme une pierre
Une odeur de pourriture rose et vaste
monte du sol et dépasse l’horizon
Plus besoin d’avoir honte
Tout m’enseigne que dorénavant
mes amis sont morts
avec ces millions d’autres
qui courent toujours plus vite
et ne savent pas encore que tout est bien fini
Pas de réponse
rien que ces mots qui s’éloignent
Tu fermes les yeux
Pour ne plus voir
celui qui avance
la mort aux lèvres
à travers le feu et le beau temps
Ecoute
puisque tu n’entendras pas
cette grande musique que je conduis
pour la dernière fois
Je franchis le dernier pas
la dernière heure
et demain à l’aube
blême
à cette aube qui n’est pas pour moi
un vieillard marchera hors d’haleine
couvert de la poussière des pays disparus
Je ne crie plus
la mer est autour de moi
insolente imbécile éternelle
Je voudrais une lueur faible comme le pardon
un point à l’horizon
Et je pense sans larmes
que tout est fini bien fini fini
comme ce refrain qui tourne
Je marche sur l’océan
à grandes enjambées
vers le ciel bas et sale
Je n’emporte rien avec moi
riche de tout ce grand désespoir
porteur du feu qui vient de naître
et lourd déjà de sa colère
et de ses dévastations
il est rouge à la place de mon cœur
Je l’entends chanter
Il dit la force le sursaut
et tout ce qui est perdu à jamais
cet homme que j’étais
plus fort que le temps et l’espace
et qu’un souffle un doux souffle
à peine un regard
vient d’abattre
Ce n’est plus qu’un vieux corps
vide
un peu de fumier déjà
que l’autre repousse du pied
L’heure est passée
les villes sont mortes
et toutes les auréoles prêtes à luire
tous les grands projets miracles
tout ce qui était
Il fallait tout éteindre
en guettant le jour
Cette nuit qui ne veut pas finir
laisse encore des traces
minutes phosphorescentes
où tout renaît
où la vérité disparaît tout à coup
où l’on se souvient
comme si de rien n’était
mais la vieille agonie
espoir multicolore
reprends son cours
Je suis un vieux chien
langue au vent
qui court autour d’un but
prêt à crever
qu’il ne connaît plus
à l’heure du hasard ou de la destinée
il galope
un vieux chien fou dans la nuit
près des paysages de l’avenir
traces effacées
heures mortes
Et voici encore des mots
qui veulent retentir
alors que le silence
s’impose
et qu’il veut être obéi
Je ne sais plus rien
que ce moindre vent
ces nuages lourdauds
ce soleil infidèle cette nuit monotone
que des étoiles identiques
immobilisent
Il n’y a plus de signaux
plus de ces grands moments
où l’on se croit vainqueur
d’un monde
mais plutôt cette lenteur définitive
cette absurdité plate comme la mer incertaine
et tout ce grand déballage
qu’un cri salue
jusqu’au dernier moment
celui du naufrage
et de la délivrance
J’écoute un rire
qui s’éloigne et qui démolit
ce grand échafaudage ridicule
Voici le bonheur
des secondes et du jour
du grand jour vide
où l’on dit adieu
à ce qui était
le courage
et la vérité à travers les siècles
il est temps
une nuit et une autre nuit
Je sais que je ne puis rien entendre
et j’écoute
les secondes s’éloignent dans l’ombre
Il y a un océan
Guy Lévis Mano Editeur, 1936
Du même auteur :
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