Mérédith Le Dez (1973 -) : Pièces pour un piano
Pièces pour un piano
A Régis, en écoutant Eric Satie
I
Haie sans après
roses effeuillées
pour quelle mise en pièces
L’automne à reculons
d’elles demeure la ronce
la rouillure honteuse
avant la gangrène
L’humide rampe et tombe
cette cape de glu sur les épaules
- la faillite des enlisements
Mais au carreau tremble un rai de lumière
II
Dans la découpe de la fenêtre grandit
un jour de grisaille
La maison écartelée vers le dehors
trop d’ombre dans ses tempes serrées de meubles
ses vitres immenses collant à la brume
une bouche de mélancolie sans fond
ouverture si mensongère à quoi répond
la raison des matins
Une main cachée a tiré les derniers voiles
tout en haut du ciel
l’autre en bas tissa pour nos yeux
la clarté grise de l’ennui
où souvent voudrait perler la pierre du repos
III
Ogives
ne sont pas grand mouvement
Le serein ouvre
à deux mesures du seuil de soi
l’espace d’un repli le déploiement
possible
Suspension
de la goutte qui s’étire
sans plus tomber
et tremble au fil qui va jusqu’où
Posée sans écart une voie simple
de questions nues
celles dont la raison des matins détourne
faites pour le recueil et l’étreinte
ogives
en prélude
aux clartés à grandir
IV
La pièce serait
le grand ciel lavé de la mort
tendu comme un drap
sur la nuit divisée des croyants
Ni feu ni félicité dans ses plis
mais l’abandon aux mains qui ne bordent plus.
V
Des mains redoublées pour cette porte
- que la rumeur du monde reste en lisière
de nos chambres
Hors le nombre le rendez-vous commence ici
on dirait que les tempes s’écartent sur un heureux désert
entrevu un jour de maraude
Corridor d’une idée qui va son chemin solitaire
de clairières en étangs d’algues et fougères
à mesure que le piano pose en pièces d’écho
ses jalons patients
VI
Après l’herbe rase
des sommets de vent
si loin des ruisseaux à truites
l’ascension aboutit au dernier champ
L’heure étend ses ailes de neige à nos pieds
ne fleurit dans le plus haut désert nulle joie
nul chagrin
pas même le vide pour vertige
Flotte comme une île familière détachée des flots
et qui part en lambeaux de rien
VII
Flotte comme une île familière détachée des flots
et qui part en lambeaux de rien
Revient comme l’aile qui couvre la montagne
d’ombre rose
plus violemment mauve quand veut s’affirmer la nuit
Au très bas les villes la rumeur des morts
la joute des grandes querelles
le fer des luttes vaincues d’avance pourtant justes
et si loin derrière
- quelle idée conduire à son aboutissement sans
sans faillir à soi
VIII
Au très bas les villes
la rumeur des morts
la joute des grandes querelles
Quel combat mener sur l’aile blanche de l’île
et redescendre
et reprendre comme si de rien n’était
- on embrasse ici la neige pour serrer
la pierre têtue
des questions qui résistent
Avec le visage du leurre
il faudrait rejoindre la rive laissée
sans penser à mal
IX
Om embrasse ici la neige pour serrer la pierre têtue
des questions qui résistent
Commence l’obsession du désert
où vont les foules antagonistes
suspendu au crochet du ciel comme un double du monde
l’aile étend ses pans d’inquiétude au front des silencieux
X
Tout son corps de méduse
inexorable et léger
s’installe
Une ligne de basse propose des avancées tragiques
à chaque mesure un pépin de grenade où s’enracinent pour monter
les hauts pilotis de maisons transparentes
en constellations de neige
Dans l’entre-deux qui a pris corps balance une barque
comme nacelle d’osier sans retour
avec le glissement des jonques noires
XI
Ce seraient sur les toits les glaciers fantastiques
où monte une échelle de brume
les grands rochers verticaux déployant
une aile d’ombre fade
pour obliger à la clarté coupante des neiges
Et plus tard
dans la mélodie déroulée hors de nous
une pièce d’eau verdie
que traversent des poissons de sang
XII
Le monde déjoué
offre un cirque
où grandit la fêlure de l’ennui
Tragique des répétitions déroulées
au clavier mimétique
Les petits hommes pathétiques
sautillent dans leurs collants
Creusée dans la brèche du bruit
la comédie mécanique
exhibe sa ferraille et ses torts
XIII
Alors de guerre lasse le front se détourne
et remonte des limbes comme un cadavre tiède
la nécessité d’une tristesse infinie
Entre deux eaux
ce n’est plus la pourriture molle des chagrins
et ce n’est pas le détachement pour glorieuse auréole
Mais
L’empreinte d’une main de soie
sortie de l’invisible et tant attendue
XIV
Elles tracent maintenant leurs cours jusque dans le silence
s’aventurant hors de nos murs
comme si absorbées par les paysages et les villes
elles en contenaient toutes les contradictions
dans leurs corps brumeux
Elles habitent tous les territoires où nous avançons
- enclos fervents où couve une lumière d’eau verte
friche industrielle des hangars et zone à grandes surfaces
route faite pour les croisements et les fracas
Leurs variations se mêlent à d’autres écritures
et déplient autour de nous une cage de buée
comme antichambre de la mort
XV
Comme dentelle de verre
image d’écume cette fois
un miroir de grisaille vide l’esplanade
Pas glacés
- tes pas, enfants de l’écho
butés contre la marche haute
où commence un désert qu’il faudrait atteindre
XVI
Se combinent hors du jeu, détachées, des figures de restitution, guirlandes ou
guenilles limpides.
Un juste anéantissement descend sur les villes avec des grâces de parenthèse,
dissipant la hâte vaine, la brouille des intérêts divergents, la graisse des sphères
d’influence. Un royaume s’établit quelque temps, inquiété de loin en loin par
de nostalgiques provinces.
L’effilochée radieuse finira par s’éteindre au mirage revenu.
XVII
Front collé à la vitre de février, une nostalgie de Baltique s’épand à
l’horizon. Sous le paquet anthracite des nuages s’étrécit une zone claire
que l’on dirait sableuse, où le souvenir arpente comme un marcheur
regrette une négligence.
La musique tend des pièges de mer, des algues d’oubli douce, les tresses
d’une cage de sirène suspendue entre des eaux intemporelles, ou des
miroirs ondoyant.
Foulée jaune en lisière de plage. Le soir grise sur la mer les coques des
épaves en rouille, puis s’avance et s’élargit, gagne les dunes derrière, se
resserre autour et continue très loin son cerne dangereux de grand désert.
XVIII
Première Gymnopédie
S’ouvre la clairière désoeuvrée
chaque note posée en ocelle de lumière
au rideau des bouleaux verts et blancs
Seconde Gymnopédie
Au rideau ajouré des bouleaux
si légère balance des blés où le pavot rougit
Troisième Gymnopédie
Chapelle des fleurs rouges dont la danse est perdue
XIX
C’est au milieu des bois le cloître aux fleurs blanches retrouvé.
Sous le soleil du matin un homme âgé installe son chevalet dans un angle et
peint avec des mains d’araignée.
Une eau verte frise au bassin de la fontaine où tremble son reflet – bientôt prise
à la toile en douce inquiétude.
XX
Dans l’enclos blanc croissent des végétaux obstinés, fougères de l’amplitude
aux cœurs humbles : une ronde tapie dans l’hiver qui toujours monte en
conquête de vague à la lumière tremblée.
XXI
La mélodie absentée
resserre la maison sur l’hiver
- dans ses filets une mémoire parcimonieuse
Dilution précoce des mesures
dont la ligne obsédante traverse en fugue
L’empreint de manque gagne tout
comme une ombre humide
Quatre chevaux de hasard
Editions Folle Avoine, Bédée (35137), 2015
De la même autrice :
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