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Le bar à poèmes
16 janvier 2016

Philippe Soupault (1897 – 1990) : Westwego

philippe-soupault[1]

 

Westwego

1917 – 1922

A M.L.

 

Toutes les villes du monde

oasis de nos ennuis morts de faim

offrent des boissons fraîches

aux mémoires des solitaires et des maniaques

et des sédentaires

Villes des continents

vous êtes des drapeaux

des étoiles tombées sur la terre

sans très bien savoir pourquoi

et les maîtresses des poètes de maintenant

 

Je me promenais à Londres un été

les pieds brûlants et le coeur dans les yeux

près des murs noirs près des murs rouges

près des grands docks

où les policemen géants

sont piqués comme des grands points d’interrogation

On pouvait jouer avec le soleil

qui se posait comme un oiseau

sur tous les monuments

pigeon voyageur

pigeon quotidien

 

Je suis allé dans ce quartier que l’on nomme White Chapel

pèlerinage de mon enfance

où je n’ai rencontré

que des gens très bien vêtus

et coiffés de chapeaux hauts de forme

que des marchandes d’allumettes

coiffées de canotiers

qui criaient comme les fermières de France

pour attirer les clients

penny penny penny

Je suis entré dans un bar

wagon de troisième classe

où s’étaient attablées

Daisy Mary Poppy

à côté des marchands de poissons

qui chiquaient en fermant un œil

pour oublier la nuit

la nuit qui approchait à pas de loup

à pas de hibou

la nuit et l’odeur du fleuve et celle de la marée

la nuit déchirant le sommeil

 

c’était un triste jour

de cuivre et de sable

et qui coulait lentement entre les souvenirs

îles désertées orages de poussière

pour les anomaux rugissants de colère

qui baissent la tête

comme vous et comme moi

parce que nous sommes seuls dans cette ville

rouge et noire

où toutes les boutiques sont des épiceries

où les meilleurs gens ont les yeux très bleus

 

il fait chaud et c’est aujourd’hui dimanche

il fait triste

le fleuve est très malheureux

et les habitants sont restés chez eux

Je me promène près de la Tamise

une seule barque glisse pour atteindre le ciel

le ciel immobile

parce que c’est dimanche

et que le vent ne s’est pas levé

il est midi il est cinq heures

on ne sait plus où aller

un homme chante sans savoir pourquoi

comme je marche

quand on est jeune c’est pour la vie

mon enfance en cage

dans ce musée sonore

chez Madame Tussaud

c’est Nick Carter et son chapeau melon

il a dans sa poche toute une collection de révolvers

et des menottes brillantes comme des jurons

Près de lui le chevalier Bayard

qui lui ressemble comme un frère

c’est l’histoire sainte et l’histoire d’Angleterre

près des grands criminels qui n’ont plus de noms.

 

Quand je suis sorti où suis-je allé

il n’y a pas de cafés

pas de lumières qui font s’envoler les paroles

il n’y pas de tables où l’on peut s’appuyer

pour ne rien voir pour ne rien regarder

il n’y a pas de verres

il n’y pas de fumées

seulement les trottoirs longs comme les années

où des taches de sang fleurissent le soir

j’ai vu dans cette ville

tant de fleurs tant d’oiseaux

parce que j’étais seul avec ma mémoire

près de toutes ses grilles

qui cachent les jardins et les yeux

                    sur les bords de la Tamise

                    un beau matin de février

                    trois Anglais en bras de chemise

                    s’égosillaient à chanter

                    trou la la trou la la trou la laire

Autobus tea-rooms Leicester-square

je vous reconnais je ne vous ai jamais vus

que sur des cartes postales

que recevait ma bonne

feuilles mortes

Mary Daisy Poppy

petites flammes

dans ce bar sans regard

vous êtes les amies qu’un poète de quinze ans

admire doucement

en pensant à Paris

au bord d’une fenêtre

un nuage passe

il est midi

près du soleil

Marchons pour être sots

Coulons pour être gais

rions pour être forts

 

Etrange voyageur voyageur sans bagages

je n’ai jamais quitté Paris

ma mémoire ne me quittait pas d’une semelle

ma mémoire me suivait comme un petit chien

j’étais plus bête que les brebis

qui brillent dans le ciel à minuit

il fait très chaud

je me dis tout bas et très sérieusement

j’ai très soif  j’ai vraiment très soif

je n’ai que mon chapeau

clef des champs clef des songes

père des souvenirs

est-ce que j’ai jamais quitté Paris

mais ce soir je suis dans cette ville

derrière chaque arbre des avenues

un souvenir guette mon passage

C’est toi mon vieux Paris

mais ce soir enfin je suis dans cette ville

tes monuments sont les bornes kilométriques de ma fatigue

je reconnais tes nuages

qui s’accrochent aux cheminées

pour me dire adieu ou bonjour

la nuit tu es phosphorescent

je t’aime comme on aime un éléphant

tous tes cris sont pour moi des cris de tendresse

je suis comme Aladin dans le jardin

où la lampe magique était allumée

je ne cherche rien

je suis ici

je suis assis à la terrasse d’un café

et je souris de toute mes dents

en pensant à tous mes fameux voyages

je voulais aller à NewYork ou à Buenos Aires

connaître  la neige de Moscou

partir un soir à bord d’un paquebot

pour Madagascar ou Shang-haï

remonter le Mississipi

je suis allé à Barbizon

et j’ai relu les voyages du capitaine Cook

je me suis couché sur la mousse élastique

j’ai écrit des poème près d’une anémone sylvie

en cueillant les mots qui pendaient aux branches

le petit chemin de fer me faisait penser au transcanadien

et ce soir je souris parce que je suis ici

devant ce verre tremblant

où je vois l’univers

en riant

sur les boulevards dans les rues

tous les voyous passent en chantant

les arbres secs touchent le ciel

pourvu qu’il pleuve

on peut marcher sans fatigue

jusqu’à l’océan ou plus loin

là-bas la mer bat comme un cœur

plus près de la tendresse quotidienne

des lumières et des aboiements

le ciel a découvert la terre

et le monde est bleu

pourvu qu’il pleuve

et le monde sera content

il y a aussi des femmes qui rient en me regardant

des femmes dont je ne sais même pas le nom

les enfants crient dans leur volière du Luxembourg

le soleil a bien changé depuis six mois

il y a tant de choses qui dansent devant moi

mes amis endormis aux quatre coins

je les verrai demain

André aux yeux couleur de planète

Jacques Louis Théodore

le grand Paul mon cher arbre

et Tristan dont le rire est un grand paon

vous êtes vivants

j’ai oublié vos gestes et votre vraie voix

mais ce soir je suis seul je suis Philippe Soupault

je descends lentement le boulevard Saint-Michel

je ne pense à rien

je compte les réverbères que je connais si bien

en m’approchant de la Seine

                   près des Ponts de Paris

et je parle tout haut

toutes les rues sont des affluents

quand on aime ce fleuve où coule tout le sang de Paris

et qui est sale comme une sale putain

mais qui est aussi la Seine simplement

à qui on parle comme à sa maman

j’étais tout près d’elle

qui s’en allait sans regret et sans bruit

son souvenir éteint était une maladie

je m’appuyais sur le parapet

comme on s’agenouille pour prier

les mots tombaient comme des larmes

douces comme des bonbons

Bonjour Rimbaud comment vas-tu 

Bonjour Lautréamont comment vous portez-vous

j’avais vingt ans pas un sou de plus

mon père est né à Saint-Malo

et ma mère vit le jour en Normandie

moi je fus baptisé au Canada

Bonjour moi

Les marchands de tapis et les belles demoiselles

qui traînent la nuit dans les rues

ceux qui gardent dans les yeux la douceur des lampes

ceux à qui la fumée d’une pipe et le verre de vin

semblent tout de même un peu fades

me connaissent sans savoir mon nom

et me disent en passant Bonjour vous

et cependant il y a dans ma poitrine

des petits soleils qui tournent avec un bruit de plomb

grand géant du boulevard

homme tendre du palais de justice

la foudre est-elle plus jolie au printemps

Ses yeux ma foudre sont des ciseaux

chauffeurs il me reste encore sept cartouches

pas une de plus pas une de moins

pas une d’elles n’est pour vous

vous êtes laids comme des interrogatoires

et je lis sur tous les murs

tapis tapis tapis et tapis

les grands convois des expériences

près de nous près de moi

allumettes suédoises

 

Les nuits de Paris ont ces odeurs fortes

que laissent les regrets et les maux de tête

et je savais qu’il était tard

et que la nuit

la nuit de Paris allait finir

comme les jours de fêtes

tout était bien rangé

et personne ne disait mot

j’attendais les trois coups

le soleil se lève comme une fleur

qu’on appelle je crois pissenlit

les grandes végétations mécaniques

qui n’attendaient que les encouragements

grimpent et cheminent

fidèlement

on ne sait plus s’il faut les comparer

au lierre

ou aux sauterelles

la fatigue s’est-elle envolée

je vois les mariniers qui sortent

pour nettoyer le charbon

les mécaniciens des remorqueurs

qui roulent une première cigarette

avant d’allumer la chaudière

là-bas dans un port

un capitaine sort son mouchoir

pour s’éponger la tête

par habitude

et moi le premier ce matin

je dis quand même

Bonjour

Philippe Soupault

 

Westwego, poème 1917-1922,

Editions de la Librairie Six, 1922 

Du même auteur :

Georgia (16/01/2014)

Est-ce le vent (16/01/2015)

« Est-ce le soleil qui se couche… » (16/01/2017)

Il y a un océan (16/01/2018)

« Rien que cette lumière ... » (16/01/2019)

Rien (16/012020)

Message de l’île déserte (1942 -1944) (15/01/2021)

« La nuit est devant moi... » (15/01/2022) 

... Et le reste (16/01/2023) 

Les amis de Prague (16/012024)

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