Philippe Soupault (1897 – 1990) : Westwego
Westwego
1917 – 1922
A M.L.
Toutes les villes du monde
oasis de nos ennuis morts de faim
offrent des boissons fraîches
aux mémoires des solitaires et des maniaques
et des sédentaires
Villes des continents
vous êtes des drapeaux
des étoiles tombées sur la terre
sans très bien savoir pourquoi
et les maîtresses des poètes de maintenant
Je me promenais à Londres un été
les pieds brûlants et le coeur dans les yeux
près des murs noirs près des murs rouges
près des grands docks
où les policemen géants
sont piqués comme des grands points d’interrogation
On pouvait jouer avec le soleil
qui se posait comme un oiseau
sur tous les monuments
pigeon voyageur
pigeon quotidien
Je suis allé dans ce quartier que l’on nomme White Chapel
pèlerinage de mon enfance
où je n’ai rencontré
que des gens très bien vêtus
et coiffés de chapeaux hauts de forme
que des marchandes d’allumettes
coiffées de canotiers
qui criaient comme les fermières de France
pour attirer les clients
penny penny penny
Je suis entré dans un bar
wagon de troisième classe
où s’étaient attablées
Daisy Mary Poppy
à côté des marchands de poissons
qui chiquaient en fermant un œil
pour oublier la nuit
la nuit qui approchait à pas de loup
à pas de hibou
la nuit et l’odeur du fleuve et celle de la marée
la nuit déchirant le sommeil
c’était un triste jour
de cuivre et de sable
et qui coulait lentement entre les souvenirs
îles désertées orages de poussière
pour les anomaux rugissants de colère
qui baissent la tête
comme vous et comme moi
parce que nous sommes seuls dans cette ville
rouge et noire
où toutes les boutiques sont des épiceries
où les meilleurs gens ont les yeux très bleus
il fait chaud et c’est aujourd’hui dimanche
il fait triste
le fleuve est très malheureux
et les habitants sont restés chez eux
Je me promène près de la Tamise
une seule barque glisse pour atteindre le ciel
le ciel immobile
parce que c’est dimanche
et que le vent ne s’est pas levé
il est midi il est cinq heures
on ne sait plus où aller
un homme chante sans savoir pourquoi
comme je marche
quand on est jeune c’est pour la vie
mon enfance en cage
dans ce musée sonore
chez Madame Tussaud
c’est Nick Carter et son chapeau melon
il a dans sa poche toute une collection de révolvers
et des menottes brillantes comme des jurons
Près de lui le chevalier Bayard
qui lui ressemble comme un frère
c’est l’histoire sainte et l’histoire d’Angleterre
près des grands criminels qui n’ont plus de noms.
Quand je suis sorti où suis-je allé
il n’y a pas de cafés
pas de lumières qui font s’envoler les paroles
il n’y pas de tables où l’on peut s’appuyer
pour ne rien voir pour ne rien regarder
il n’y a pas de verres
il n’y pas de fumées
seulement les trottoirs longs comme les années
où des taches de sang fleurissent le soir
j’ai vu dans cette ville
tant de fleurs tant d’oiseaux
parce que j’étais seul avec ma mémoire
près de toutes ses grilles
qui cachent les jardins et les yeux
sur les bords de la Tamise
un beau matin de février
trois Anglais en bras de chemise
s’égosillaient à chanter
trou la la trou la la trou la laire
Autobus tea-rooms Leicester-square
je vous reconnais je ne vous ai jamais vus
que sur des cartes postales
que recevait ma bonne
feuilles mortes
Mary Daisy Poppy
petites flammes
dans ce bar sans regard
vous êtes les amies qu’un poète de quinze ans
admire doucement
en pensant à Paris
au bord d’une fenêtre
un nuage passe
il est midi
près du soleil
Marchons pour être sots
Coulons pour être gais
rions pour être forts
Etrange voyageur voyageur sans bagages
je n’ai jamais quitté Paris
ma mémoire ne me quittait pas d’une semelle
ma mémoire me suivait comme un petit chien
j’étais plus bête que les brebis
qui brillent dans le ciel à minuit
il fait très chaud
je me dis tout bas et très sérieusement
j’ai très soif j’ai vraiment très soif
je n’ai que mon chapeau
clef des champs clef des songes
père des souvenirs
est-ce que j’ai jamais quitté Paris
mais ce soir je suis dans cette ville
derrière chaque arbre des avenues
un souvenir guette mon passage
C’est toi mon vieux Paris
mais ce soir enfin je suis dans cette ville
tes monuments sont les bornes kilométriques de ma fatigue
je reconnais tes nuages
qui s’accrochent aux cheminées
pour me dire adieu ou bonjour
la nuit tu es phosphorescent
je t’aime comme on aime un éléphant
tous tes cris sont pour moi des cris de tendresse
je suis comme Aladin dans le jardin
où la lampe magique était allumée
je ne cherche rien
je suis ici
je suis assis à la terrasse d’un café
et je souris de toute mes dents
en pensant à tous mes fameux voyages
je voulais aller à NewYork ou à Buenos Aires
connaître la neige de Moscou
partir un soir à bord d’un paquebot
pour Madagascar ou Shang-haï
remonter le Mississipi
je suis allé à Barbizon
et j’ai relu les voyages du capitaine Cook
je me suis couché sur la mousse élastique
j’ai écrit des poème près d’une anémone sylvie
en cueillant les mots qui pendaient aux branches
le petit chemin de fer me faisait penser au transcanadien
et ce soir je souris parce que je suis ici
devant ce verre tremblant
où je vois l’univers
en riant
sur les boulevards dans les rues
tous les voyous passent en chantant
les arbres secs touchent le ciel
pourvu qu’il pleuve
on peut marcher sans fatigue
jusqu’à l’océan ou plus loin
là-bas la mer bat comme un cœur
plus près de la tendresse quotidienne
des lumières et des aboiements
le ciel a découvert la terre
et le monde est bleu
pourvu qu’il pleuve
et le monde sera content
il y a aussi des femmes qui rient en me regardant
des femmes dont je ne sais même pas le nom
les enfants crient dans leur volière du Luxembourg
le soleil a bien changé depuis six mois
il y a tant de choses qui dansent devant moi
mes amis endormis aux quatre coins
je les verrai demain
André aux yeux couleur de planète
Jacques Louis Théodore
le grand Paul mon cher arbre
et Tristan dont le rire est un grand paon
vous êtes vivants
j’ai oublié vos gestes et votre vraie voix
mais ce soir je suis seul je suis Philippe Soupault
je descends lentement le boulevard Saint-Michel
je ne pense à rien
je compte les réverbères que je connais si bien
en m’approchant de la Seine
près des Ponts de Paris
et je parle tout haut
toutes les rues sont des affluents
quand on aime ce fleuve où coule tout le sang de Paris
et qui est sale comme une sale putain
mais qui est aussi la Seine simplement
à qui on parle comme à sa maman
j’étais tout près d’elle
qui s’en allait sans regret et sans bruit
son souvenir éteint était une maladie
je m’appuyais sur le parapet
comme on s’agenouille pour prier
les mots tombaient comme des larmes
douces comme des bonbons
Bonjour Rimbaud comment vas-tu
Bonjour Lautréamont comment vous portez-vous
j’avais vingt ans pas un sou de plus
mon père est né à Saint-Malo
et ma mère vit le jour en Normandie
moi je fus baptisé au Canada
Bonjour moi
Les marchands de tapis et les belles demoiselles
qui traînent la nuit dans les rues
ceux qui gardent dans les yeux la douceur des lampes
ceux à qui la fumée d’une pipe et le verre de vin
semblent tout de même un peu fades
me connaissent sans savoir mon nom
et me disent en passant Bonjour vous
et cependant il y a dans ma poitrine
des petits soleils qui tournent avec un bruit de plomb
grand géant du boulevard
homme tendre du palais de justice
la foudre est-elle plus jolie au printemps
Ses yeux ma foudre sont des ciseaux
chauffeurs il me reste encore sept cartouches
pas une de plus pas une de moins
pas une d’elles n’est pour vous
vous êtes laids comme des interrogatoires
et je lis sur tous les murs
tapis tapis tapis et tapis
les grands convois des expériences
près de nous près de moi
allumettes suédoises
Les nuits de Paris ont ces odeurs fortes
que laissent les regrets et les maux de tête
et je savais qu’il était tard
et que la nuit
la nuit de Paris allait finir
comme les jours de fêtes
tout était bien rangé
et personne ne disait mot
j’attendais les trois coups
le soleil se lève comme une fleur
qu’on appelle je crois pissenlit
les grandes végétations mécaniques
qui n’attendaient que les encouragements
grimpent et cheminent
fidèlement
on ne sait plus s’il faut les comparer
au lierre
ou aux sauterelles
la fatigue s’est-elle envolée
je vois les mariniers qui sortent
pour nettoyer le charbon
les mécaniciens des remorqueurs
qui roulent une première cigarette
avant d’allumer la chaudière
là-bas dans un port
un capitaine sort son mouchoir
pour s’éponger la tête
par habitude
et moi le premier ce matin
je dis quand même
Bonjour
Philippe Soupault
Westwego, poème 1917-1922,
Editions de la Librairie Six, 1922
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