Tristan Corbière (1845 – 1875) : La pastorale de Conlie
La Pastorale de Conlie
Par un mobilisé du Morbihan
Moral jeunes troupes excellent.
OFF.
Qui nous avait levés dans le Mois-noir - Novembre -
Et parqués comme des troupeaux
Pour laisser dans la boue, au Mois-plus-noir - Décembre -
Des peaux de moutons et nos peaux !
Qui nous a lâchés là : vides, sans espérance,
Sans un levain de désespoir !
Nous entre-regardant, comme cherchant la France ...
Comiques, fesant peur à voir !
- Soldats tant qu’on voudra ! ... soldat est donc un être
Fait pour perdre le goût du pain ? ...
Nous allions mendier ; on nous envoyait paître :
Et ... nous paissions à la fin !
- S’il vous plait : quelque chose à mettre dans nos bouches ? ...
- Héros et bêtes à moitié ! -
... Ou quelque chose là : du cœur et des cartouches :
- On nous a laissé la pitié !
L’aumône : on nous la fit - Qu’elle leur soit rendue
A ces bienheureux uhlans soûls !
Qui venaient nous jeter une balle perdue ...
Et pour rire ! ... comme des sous.
On eût dit un radeau de naufragés. - Misère -
Nous crevions devant l’horizon.
Nos yeux troubles restaient tendus vers une terre ...
Un cri nous montait : Trahison !
- Trahison ! ... c’est la guerre ! On trouve à qui l’on crie ! ...
- Nous : pas besoin ... - Pourquoi trahis ? ...
J’en ai vu parmi nous, sur la Terre-Patrie,
Se mourir du mal du pays.
- Oh, qu’elle s’en allait morne, la douce vie ! ...
Soupir qui sentait le remord
De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie,
Entre ses dents la mâle-mort ! ...
- Un grand enfant nous vint, aidé par deux gendarmes,
- Celui-là ne comprenait pas -
Tout barbouillé de vin, de sueur et de larmes,
Avec un biniou sous son bras.
Il s’assit dans la neige en disant : Ca m’amuse
De jouer mes airs ; laissez moi. -
Et, le surlendemain, avec sa cornemuse,
Nous l’avons enterré - Pourquoi ! ...
Pourquoi ? dites-leur donc ! Vous du Quatre-Septembre !
A ces vingt mille croupissants ! ...
Citoyens-décréteurs de victoires en chambre,
Tyrans forains impuissants !
La parole est à vous - la parole est légère ! ...
La Honte est fille ... elle passa -
Ceux dont les pieds verdis sortent à fleur-de-terre
Se taisent ... - Trop vert pour vous, ça !
- Ha ! Bordeaux, n’est - ce pas, c’est une riche ville ...
Encore en France, n’est - ce pas ? ...
Elle avait chaud partout votre garde mobile,
Sous les balcons marquant le pas ?
La résurrection de nos boutons de guêtres
Est loin pour vous faire songer ;
Et, vos noms, je les vois collés partout, ô Maîtres ! ...
- La honte ne fait plus ronger. -
Nos chefs… ils fesaient bien de se trouver malades !
Armés en faux-turcs-espagnols
On en vit quelques-uns essayer des parades
Avec la troupe des Guignols.
- Le moral : excellent - Ces rois avaient des reines,
Parmi leurs sacs-de-nuit de cour ...
A la botte vernie il faut robes à traînes ;
La vaillance est sœur de l’amour.
- Assez ! - Plus n’en fallait de fanfare guerrière
A nous, brutes garde-moutons,
Nous : ceux-là qui restaient simples, à leur manière,
Soldats, catholiques, Bretons ...
A ceux-là qui tombaient bayant à la bataille,
Ramas de vermine sans nom,
Espérant le premier qui vint crier : Canaille !
Au canon, la chair à canon ! ...
Allons donc : l’abattoir ! - Bestiaux galeux qu’on rosse,
On nous fournit aux Prussiens ;
Et, nous voyant rouler - plat sous les coups de crosse,
Des Français aboyaient - Bons chiens !
Hallali ! ramenés ! - les perdus ... Dieu les compte, -
Abreuvés de banals dédains ;
Poussés, traînant au pied la savate et la honte,
Cracher sur nos foyers éteints !
Va : toi qui n’es pas bue, ô fosse de Conlie !
De nos jeunes sangs appauvris,
Qu’en voyant regermer tes blés gras, on oublie
Nos os qui végétaient pourris,
La chair plaquée après nos blouses en guenilles
- Fumier tout seul rassemblé ...
- Ne mangez pas ce pain, mères et jeunes filles !
L’ergot de mort est dans le blé.
1870.
Les Amours jaunes,
Glady Frères, Editeurs,1873
Du même auteur :
La Fin (30/05/2014)
Epitaphe (29/05/2016)
Petit mort pour rire (20/10/2018)
Sous un portrait de Corbière (20/04/2020)
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