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Le bar à poèmes
29 mai 2015

Tristan Corbière (1845 – 1875) : La pastorale de Conlie

corbiere[1]

La Pastorale de Conlie


Par un mobilisé du Morbihan

 

 Moral jeunes troupes excellent.

OFF.

 Qui nous avait levés dans le Mois-noir - Novembre -

               Et parqués comme des troupeaux

Pour laisser dans la boue, au Mois-plus-noir - Décembre -

               Des peaux de moutons et nos peaux !

 

Qui nous a lâchés là : vides, sans espérance,

               Sans un levain de désespoir !

Nous entre-regardant, comme cherchant la France ...

               Comiques, fesant peur à voir !

 

- Soldats tant qu’on voudra ! ... soldat est donc un être

               Fait pour perdre le goût du pain ? ...

Nous allions mendier ; on nous envoyait paître :
 

              Et ... nous paissions à la fin !

 

 - S’il vous plait : quelque chose à mettre dans nos bouches ? ...

               - Héros et bêtes à moitié ! -

... Ou quelque chose là : du cœur et des cartouches :

               - On nous a laissé la pitié !

 

L’aumône : on nous la fit - Qu’elle leur soit rendue

               A ces bienheureux uhlans soûls !

Qui venaient nous jeter une balle perdue ...

               Et pour rire ! ... comme des sous.

 

On eût dit un radeau de naufragés. - Misère -

               Nous crevions devant l’horizon.

Nos yeux troubles restaient tendus vers une terre ...

               Un cri nous montait : Trahison !

 

- Trahison ! ... c’est la guerre ! On trouve à qui l’on crie ! ...

                - Nous : pas besoin ... - Pourquoi trahis ? ...

J’en ai vu parmi nous, sur la Terre-Patrie,

                Se mourir du mal du pays.

 

 - Oh, qu’elle s’en allait morne, la douce vie ! ...

               Soupir qui sentait le remord

De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie,

               Entre ses dents la mâle-mort ! ...

 

 - Un grand enfant nous vint, aidé par deux gendarmes,

               - Celui-là ne comprenait pas -

Tout barbouillé de vin, de sueur et de larmes, 

               Avec un biniou sous son bras.

 

 Il s’assit dans la neige en disant : Ca m’amuse 

               De jouer mes airs ; laissez moi. -  

Et, le surlendemain, avec sa cornemuse, 

               Nous l’avons enterré - Pourquoi ! ...

 

 Pourquoi ? dites-leur donc ! Vous du Quatre-Septembre !

               A ces vingt mille croupissants ! ...

Citoyens-décréteurs de victoires en chambre,

               Tyrans forains impuissants !

 

La parole est à vous - la parole est légère ! ...

               La Honte est fille ... elle passa -

Ceux dont les pieds verdis sortent à fleur-de-terre

               Se taisent ... - Trop vert pour vous, ça !

 

 - Ha ! Bordeaux, n’est - ce pas, c’est une riche ville ... 

              Encore en France, n’est - ce pas ? ...

Elle avait chaud partout votre garde mobile,

               Sous les balcons marquant le pas ?

 

 La résurrection de nos boutons de guêtres

               Est loin pour vous faire songer ;

Et, vos noms, je les vois collés partout, ô Maîtres ! ...

               - La honte ne fait plus ronger. -  

 

 Nos chefs… ils fesaient bien de se trouver malades !

               Armés en faux-turcs-espagnols

On en vit quelques-uns essayer des parades

               Avec la troupe des Guignols.

 

 - Le moral : excellent - Ces rois avaient des reines,

               Parmi leurs sacs-de-nuit de cour ...

A la botte vernie il faut robes à traînes ;

               La vaillance est sœur de l’amour.

 

- Assez ! - Plus n’en fallait de fanfare guerrière

               A nous, brutes garde-moutons,

Nous : ceux-là qui restaient simples, à leur manière,

               Soldats, catholiques, Bretons ...

 

 A ceux-là qui tombaient bayant à la bataille,

               Ramas de vermine sans nom,

Espérant le premier qui vint crier : Canaille !

               Au canon, la chair à canon ! ...

 

Allons donc : l’abattoir ! - Bestiaux galeux qu’on rosse, 

              On nous fournit aux Prussiens ;

Et, nous voyant rouler -  plat sous les coups de crosse,

               Des Français aboyaient - Bons chiens !

 

Hallali ! ramenés ! - les perdus ... Dieu les compte, -

               Abreuvés de banals dédains ;

Poussés, traînant au pied la savate et la honte,

               Cracher sur nos foyers éteints !

 

Va : toi qui n’es pas bue, ô fosse de Conlie !

               De nos jeunes sangs appauvris,

Qu’en voyant regermer tes blés gras, on oublie 

              Nos os qui végétaient pourris,

 

 La chair plaquée après nos blouses en guenilles

               - Fumier tout seul rassemblé ...

- Ne mangez pas ce pain, mères et jeunes filles !

               L’ergot de mort est dans le blé. 

1870.

Les Amours jaunes,

Glady Frères, Editeurs,1873

 

 

Du même auteur :

La Fin (30/05/2014)

Epitaphe (29/05/2016)

Petit mort pour rire (20/10/2018)

 Sous un portrait de Corbière (20/04/2020)

Au vieux Roscoff (20/04/2021)

« Mousse : il est donc marin, ton père ?… » (28/09/2022) 

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