Maurice Roche (1924 – 1997) : « La douleur qui, peut-être... »
La douleur qui, peut-être, la bosse humide à cet endroit
a provoqué le cauchemar em- du plan correspond dans la
pêche que l’on se rendorme. réalité à un tertre – les ser –
On ne sait plus. On a la joue vices topographiques qui ont
droite enflée par un abcès qui dressé cette carte ont indiqué
mûrit lentement ; on y porte un léger relief par quelques
la main. On évalue le poids de stries en rayons –
l’enflure,
on contourne ce tumulus avec beaucoup de précautions, du bout
des doigts. On tâte timidement tandis que la douleur manifeste
se présente par à-coups. C’est une douleur de type simple. On la
sent venir de très loin « elle n’arrivera pas elle est trop faible »,
et puis elle se renforce peu à peu s’enveloppe d’elle-même,
augmente par entrées successives et imperceptibles – subtil
canon rythmique d’une onde hurlante. A son point culminant
(on retient le souffle on ferme les yeux, on savoure !) l’on a
envie de crier. Mais le cri est – enfoncé profondément – vissé ;
toutes les fibres d’une velléité de cri se resserrent et se referment
avec force, et rien n’existe plus que le désir de cri coincé de cri
étranglé par lui-même. On ne bouge pas.La bouche entr’ouverte,
on écoute cette douleur dont on saisit maintenant chaque batte-
ment.
On la suit avec attention presque prudemment.
Elle décline avant que l’on en sache assez sur elle.
Ténue – pianissimo – maintenant psalmodie en valeurs brèves
égales.
Puis brusquement jusqu’à un fff. On amorce, à l’intérieur de la
douleur, un mouvement chromatique ascendant par augmenta-
tions progressives, cependant que décroît l’intensité.
A une fréquence limite, on tient presque cette douleur...
aiguë pointue nerveuse... elle casse... : une courte césure...
et reprend sur un mètre d’anapeste.
Peu à peu elle s’enfle
d’une succession de « sforzandi » d’elle toujours.
On s’y accroche.
(mais bientôt elle s’effiloche.
Plus rien – sinon, à la place, une lourdeur – On dégringole seul.)
On est bien. On est fatigué. On croit sortir d’un mauvais rêve
(le cauchemar continuant ailleurs, qu’on retrouve au premier
sommeil ; mais on est éveillé) et la douleur revient.
On essaye quelques calembours OU BIEN
pour l’amadouer
« doux leurre » IL N’Y AVAIT PERSONNE OU BIEN pour faire
dévier son parcour « d’où l’heure ? » IL N’Y AVAIT PAS D’ISSUE.
ETENDRE LE BRAS, Ta main s’appliquera à appuyer – pression
légère ; (éprouveras-tu ?) dans le gras des doigts, le pré-écho
d’un bruit (plainte striduleuse contenue dans la matière même
de la vitre, vitre d’ un « jour de souffrance » te séparant – de
qui ? -) IL SUFFISAIT PEUT-ÊTRE D’ETENDRE LE BRAS :
SUR LA TABLETTE EN DEMI-CERCLE SURPLOMBANT UN TOKO –
NOMA DE POUPEE, PRES DU LIT, UNE PENDULE IMHOF (ARTHUR
IMHOF S. A. MANUFACTURE DE PENDULETTES D’ART A LA CHAUX -
DE-FOND – U.S. PATENT – MADE IN JAPAN) 107MM DE DIAMETRE :
INUTILE DE MESURER , C’EST GRAVE SUR LE SOCLE. (HEURE UNI -
- VERSELLE). On est la somme de tout cela SELON UN TEMPO DE
LECTURE, AU MÊME INSTANT MAIS A DES HEURES DIFFERENTES, A
LA MÊME HEURE MAIS PAS AU MÊME MOMENT, SE DEROULENT
DES EVENEMENTS qu’on ignore ou dont on ne se souvient plus.
Aussi les douleurs que l’on a connues les a-t-on soigneuse-
ment décrites et classées dans un dossier pour les conserver. On
imagine parfois de les mettre en fiches perforées dans un distri-
buteur : on n’a plus qu’à appuyer sur un bouton, et la douleur
choisie revient, mais cette fois dans son emballage : miniaturi-
sée, embaumée, portative et aplatie.
Compact,
Editions du Seuil, 1966
Du même auteur :
« Je vis la mort à chaque instant… » (06/12/2014)
« Tu perdras le sommeil… » (06/12/2015)
« J’ai tellement eu faim… » (06/12/2016)
« Je suis un malade, … (06/12/2017)