Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bar à poèmes
6 décembre 2018

Maurice Roche (1924 – 1997) : « La douleur qui, peut-être... »

  

50_maurice_roche_content_226_446_1_

 

 

   La douleur qui, peut-être,        la bosse humide à cet endroit

a provoqué le cauchemar em-       du plan correspond dans la

pêche que l’on se rendorme.         réalité à un tertre – les ser –

On ne sait plus. On a la joue         vices topographiques qui ont

droite enflée par un abcès qui       dressé cette carte ont indiqué

mûrit lentement ; on y porte          un léger relief par quelques

la main. On évalue le poids de      stries en rayons –

l’enflure,

on contourne ce tumulus avec beaucoup de précautions, du bout

des doigts. On tâte timidement tandis que la douleur manifeste

se présente par à-coups. C’est une douleur de type simple. On la

sent venir de très loin « elle n’arrivera pas elle est trop faible »,

et puis elle se renforce peu à peu s’enveloppe d’elle-même,

augmente par entrées successives et imperceptibles – subtil

canon rythmique d’une onde hurlante. A son point culminant

(on retient le souffle on ferme les yeux, on savoure !) l’on a

envie de crier. Mais le cri est – enfoncé profondément – vissé ;

toutes les fibres d’une velléité de cri se resserrent et se referment

avec force, et rien n’existe plus que le désir de cri coincé de cri

étranglé par lui-même. On ne bouge pas.La bouche entr’ouverte,

on écoute cette douleur dont on saisit maintenant chaque batte-

ment.

On la suit avec attention presque prudemment.

Elle décline avant que l’on en sache assez sur elle.

Ténue – pianissimo – maintenant psalmodie en valeurs brèves

égales.

Puis brusquement jusqu’à un fff. On amorce, à l’intérieur de la

douleur, un mouvement chromatique ascendant par augmenta-

tions progressives, cependant que décroît l’intensité.

 

A une fréquence limite, on tient presque cette douleur...

 

 

 

aiguë pointue nerveuse... elle casse... : une courte césure...

et reprend sur un mètre d’anapeste.

                                                          Peu à peu elle s’enfle

d’une succession de « sforzandi » d’elle toujours.

 

On s’y accroche.

 

 

(mais bientôt elle s’effiloche.

 

Plus rien – sinon, à la place, une lourdeur – On dégringole seul.)

 

 

 

 

On est bien. On est fatigué. On croit sortir d’un mauvais rêve

(le cauchemar continuant ailleurs, qu’on retrouve au premier

sommeil ; mais on est éveillé) et la douleur revient.

 

 

 

 

On essaye quelques calembours OU BIEN

 

 

 

                                                                           pour l’amadouer

« doux leurre » IL N’Y AVAIT PERSONNE OU BIEN pour faire

dévier son parcour « d’où l’heure ? » IL N’Y AVAIT PAS D’ISSUE.

ETENDRE LE BRAS, Ta main s’appliquera à appuyer – pression

légère ; (éprouveras-tu ?) dans le gras des doigts, le pré-écho

d’un bruit (plainte striduleuse contenue dans la matière même

de la vitre, vitre d’ un « jour de souffrance » te séparant – de

qui ? -) IL SUFFISAIT PEUT-ÊTRE D’ETENDRE LE BRAS :

 

  SUR LA TABLETTE EN DEMI-CERCLE SURPLOMBANT UN TOKO –

NOMA DE POUPEE, PRES DU LIT, UNE PENDULE IMHOF (ARTHUR

IMHOF S. A. MANUFACTURE DE PENDULETTES D’ART A LA CHAUX -

DE-FOND – U.S. PATENT – MADE IN JAPAN) 107MM DE DIAMETRE :

INUTILE DE MESURER , C’EST GRAVE SUR LE SOCLE. (HEURE UNI -

- VERSELLE). On est la somme de tout cela SELON UN TEMPO DE

LECTURE, AU MÊME INSTANT MAIS A DES HEURES DIFFERENTES, A

LA MÊME HEURE MAIS PAS AU MÊME MOMENT, SE DEROULENT

DES EVENEMENTS qu’on ignore ou dont on ne se souvient plus.

     Aussi les douleurs que l’on a connues les a-t-on soigneuse-

ment décrites et classées dans un dossier pour les conserver. On

imagine parfois de les mettre en fiches perforées dans un distri-

buteur : on n’a plus qu’à appuyer sur un bouton, et la douleur

choisie revient, mais cette fois dans son emballage : miniaturi-

sée, embaumée, portative et aplatie.

 

Compact,

Editions du Seuil, 1966

Du même auteur :

 « Je vis la mort à chaque instant… » (06/12/2014)

 « Tu perdras le sommeil… » (06/12/2015)

  « J’ai tellement eu faim… » (06/12/2016)

« Je    suis   un   malade, … (06/12/2017)

Publicité
Publicité
Commentaires
Le bar à poèmes
Publicité
Archives
Newsletter
96 abonnés
Publicité