Tu perdras le sommeil au fur que tu perdras la vue. Tandis que tu
pénétreras la nuit, tu pénétreras dans la nuit de plus en plus profonde ;
ta mémoire, labile déjà, s’amenuisant à mesure que – au sortir d’une
longue léthargie – tu prendras conscience de ton état.
(Comment faire désormais le départ du jour et de la nuit ?)
Tu seras là, sur un lit – dans une chambre sans doute. Les yeux
écarquillés tu scruteras ce désert sombre à et l’espace s’élargissant te
permettra-t-il d’aller si loin encore que tu ne puisses jamais revenir à toi ?
Mnémopolis que tu pourras hanter sous ton crâne sera une ville seule
et obscure. Pas de rues pas de canaux nul labour alentour (çà ? – les
circonvolutions de ta cervelle), mais des vestiges auxquels tu tenteras
de te raccrocher : ce seront lambeaux de souvenirs (ou hallucinations ?)
et débris sonores te parvenant de l’extérieur en quelque sorte et n’évoquant
la plupart du temps strictement rien ; autant d’objets ou de fragments que
patiemment, et non sans hésitations, tu voudras lier les uns aux autres –
leur donner un sens en les raccordant –
dans l’espoir peut-être de retrouver cette fissure par où le soleil t’aura
pénétré de son ombre et l’oubli se sera insinué infiltré (et depuis quand ?),
la veille enrichissant ton sommeil, jusqu’à submerger ton esprit ;
pour, ce trou de mémoire éblouie, t’y faufiler, en quête d’abord d’un nom
(quel ?) dont tu épouserais les sinuosités… afin de faire corps avec la
calligraphie
puis t’assoupir enfin dans ce mot…
et dormir – reposer en paix – dormir le plus loin possible.
Mais tu ne dormiras pas.
T’aidant des coudes et des avant-bras avec peine – sentiras-tu
ces craquements à tes articulations, et les entendras-tu comme aussi
les grincements du sommier ? – tu te mettras (en t’efforçant de faire
pivoter ton buste) sur ton séant ; rejetant les jambes hors des couvertures,
tu amorceras en même temps un mouvement rotatif vers la droite, au
terme de quoi tu devrais te retrouver assis sur le bord du lit. Mais malgré
tes efforts tu n’y parviendra pas.
Après une seconde tentative, puis une troisième – ayant légèrement basculé,
tu retomberas en arrière
et resteras à demi allongé, en équilibre sur les coudes, les mains crispées
sur les draps, les jambes un peu repliées, haletant…
Sans faire un geste, ta mâchoire restant calée contre ta poitrine, tu
reprendras lentement ton souffle : ta respiration d’abord précipitée se
fera régulière.
Désert, ton regard. Tout un passé inexprimable à présent. Tu attendras
les yeux béants, vides, sur cette absence… (comment savoir si quelqu’un
si personne dans cette chambre de plus en plus vaste ? auras-tu peur d’être
seul ?)
Tu tourneras
lentement la tête
à gauche à droite
avant de laisser aller ta nuque sur l’oreiller humide ; le contact glacé de la
taie te feras frissonner. Tu toucheras ton visage, tu le palperas lentement
(une présence çà !) ; et cet objet (quel ?) que – ayant tendu le bras – tu
déplaceras sur la tablette à la droite du lit, sans rien changer au paysage
nocturne.
Tu te pelotonneras …
… en chien de fusil (aux aguets ?)…
Alors cette nuit ouverte, tu l’abandonneras pour une nuit fermée :
doucement – tu la rapprocheras de toi, tu l’attireras à toi – tu baisseras
les paupières pour la réduire à une petite nuit qui t’appartienne (où tu
te réfugieras espérant retrouver la mémoire de
, et la trace d’un songe qui vint troubler l’ombre sans fin…). Les
yeux clos tu t’obstineras à resserrer l’obscurité ; de toutes tes forces,
ton front dans tes mains les paumes appliquées en ventouse sur tes orbites…
… provoquer une lueur entoptique, quelque déchirure : point de fuite dans
la ténèbre. Tout ton être concentré, ramassé dans ce geste, tu comprimeras
tes yeux et ainsi On se réveille –
Compact,
Editions du Seuil, 1966
Du même auteur :
« Je vis la mort à chaque instant… » (06/12/2014)
« J’ai tellement eu faim… » (06/12/2016)
« Je suis un malade, … » (06/12/2017)
« La douleur qui, peut-être... » (06/12/2018)