polizzotti01[1]

   

 

     Tu perdras le sommeil au fur que tu perdras la vue. Tandis que tu

pénétreras la nuit, tu pénétreras dans la nuit de plus en plus profonde ;

ta mémoire, labile déjà, s’amenuisant à mesure que – au sortir d’une

longue léthargie – tu prendras conscience de ton état.

(Comment faire désormais le départ du jour et de la nuit ?)

 

 

 

     Tu seras là, sur un lit – dans une chambre sans doute. Les yeux

écarquillés tu scruteras ce désert sombre à et l’espace s’élargissant te

permettra-t-il d’aller si loin encore que tu ne puisses jamais revenir à toi ?

 

 

 

     Mnémopolis que tu pourras hanter sous ton crâne sera une ville seule

et obscure. Pas de rues pas de canaux nul labour alentour    (çà ? – les

circonvolutions de ta cervelle), mais des vestiges auxquels tu tenteras

de te raccrocher : ce seront lambeaux de souvenirs (ou hallucinations ?)

et débris sonores te parvenant de l’extérieur en quelque sorte et n’évoquant

la plupart du temps strictement rien ; autant d’objets ou de fragments que

patiemment, et non sans hésitations, tu voudras lier les uns aux autres –

leur donner un sens en les raccordant –

 

dans l’espoir peut-être de retrouver cette fissure par où le soleil t’aura

pénétré de son ombre et l’oubli se sera insinué infiltré (et depuis quand ?),

la veille enrichissant ton sommeil, jusqu’à submerger ton esprit ;

pour, ce trou de mémoire éblouie, t’y faufiler, en quête d’abord d’un nom

(quel ?) dont tu épouserais les sinuosités… afin de faire corps avec la

calligraphie

                                                      puis t’assoupir enfin dans ce mot…

et dormir – reposer en paix – dormir le plus loin possible.

 

          Mais tu ne dormiras pas.

         

          T’aidant des coudes et des avant-bras avec peine – sentiras-tu

ces craquements à tes articulations, et les entendras-tu comme aussi

les grincements du sommier ? – tu te mettras (en t’efforçant de faire

pivoter ton buste) sur ton séant ; rejetant les jambes hors des couvertures,

tu amorceras en même temps un mouvement rotatif vers la droite, au

terme de quoi tu devrais te retrouver assis sur le bord du lit. Mais malgré

tes efforts tu n’y parviendra pas.

 

Après une seconde tentative, puis une troisième – ayant légèrement basculé,

tu retomberas en arrière

et resteras à demi allongé, en équilibre sur les coudes, les mains crispées

sur les draps, les jambes un peu repliées, haletant…

 

 

      Sans faire un geste, ta mâchoire restant calée contre ta poitrine, tu

reprendras lentement ton souffle : ta respiration d’abord précipitée se

fera régulière. 

 

 

 

     Désert, ton regard. Tout un passé inexprimable à présent. Tu attendras

les yeux béants, vides, sur cette absence… (comment savoir si quelqu’un

si personne dans cette chambre de plus en plus vaste ? auras-tu peur d’être

seul ?)

 

     Tu tourneras

                                        lentement la tête

 

 

à gauche                                                                                           à droite

avant de laisser aller ta nuque sur l’oreiller humide ; le contact glacé de la

taie te feras frissonner. Tu toucheras ton visage, tu le palperas lentement

(une présence çà !) ; et cet objet (quel ?) que – ayant tendu le bras – tu

déplaceras sur la tablette à la droite du lit, sans rien changer au paysage

nocturne.

 

     Tu te pelotonneras …

                                                  … en chien de fusil (aux aguets ?)…

 

 

 

 

     Alors cette nuit ouverte, tu l’abandonneras pour une nuit fermée :

doucement – tu la rapprocheras de toi, tu l’attireras à toi – tu baisseras

les paupières pour la réduire à une petite nuit qui t’appartienne (où tu

te réfugieras espérant retrouver la mémoire de

     , et la trace d’un songe qui vint troubler l’ombre sans fin…). Les

yeux clos tu t’obstineras à resserrer l’obscurité ; de toutes tes forces,

ton front dans tes mains les paumes appliquées en ventouse sur tes orbites…

 

… provoquer une lueur entoptique, quelque déchirure : point de fuite dans

la ténèbre. Tout ton être concentré, ramassé dans ce geste, tu comprimeras

tes yeux et ainsi On se réveille –

 

Compact,

Editions du Seuil, 1966

Du même auteur :

« Je vis la mort à chaque instant… » (06/12/2014)

« J’ai tellement eu faim… » (06/12/2016)

« Je    suis   un   malade, … »  (06/12/2017)

« La douleur qui, peut-être... » (06/12/2018)