Roland Brachetto (1927 - 2019) : « Fermer les yeux... »
Fermer les yeux miser sur l’obscur
et s’en tenir à son legs
quoi qu’il arrive au quartier appelé Petite Sicile
même si dans l’odeur du goudron la faim persiste
et que se gorge de chaleur la misère
et que l’âme s’accroupisse
sous le plus petit des os douloureux
quelque feu cassant consumant sa rancœur
je veux rester ici misant sur l’obscur
et m’en tenant à son legs
Le seul qui veuille la fixer
cette âme de feuillage fragile
il est ici dans la noirceur du plus beau soleil
Poèmes tunisiens
Editions du Mercure de France, 1966
Du même auteur : Le village (24/12/2016)
Walt Whitman (1819 – 1892) : La chanson du Grand Répondant - Notre antique feuillage / Song of the answerer / Our old feuillage
La chanson du Grand Répondant
1
Qu’on écoute maintenant ma romance matinale, je vais annoncer les signes du
Grand Répondant,
Aux fermes, aux cités étalées dans la lumière du soleil devant moi, voici ma
chanson.
Un jeune homme s’avance vers moi, il tient à la main un message de son frère.
Comment ce jeune homme va-t-il s’assurer que c’est bien la personne, que
c’est bien le moment ?
Dites-lui de m’envoyer les signaux.
Donc me voici debout devant lui face à face, je lui prends la main droite dans
ma main gauche, lui place sa main gauche dans ma main droite,
Je réponds au nom de son frère et des hommes, je réponds au nom de celui qui
répond de tout, j’envoie mes signaux.
Lui que tous les hommes attendent, auquel tous cèdent, sa parole est décisive
et sans appel
Lui, qu’ils acceptent, en qui ils se purifient, en qui ils se réfléchissent eux-
mêmes comme dans la lumière,
Ils l’immergent en eux comme ils s’immergent en lui.
Les femmes les plus belles, les nations les plus altières, les lois, les paysages,
les gens, les animaux,
La terre profonde et ses attributs et l’océan instable (c’est ce que raconte ma
romance matinale),
Tous les plaisirs, toutes les fortunes, toutes les propriétés, tout ce que l’argent
peut acheter,
Les meilleures fermes, ce sont les autres qui plantent qui travaillent, lui il
moissonne,
Les cités les plus nobles les plus coûteuses, ce sont les autres qui mesurent et
qui construisent, lui il y établit son domicile,
Rien n’échoit à quelqu’un que cela ne lui échoie aussi, le prés le lointain lui
reviennent, les vaisseaux du grand large,
A terre les défilés, les spectacles perpétuels lui sont destinés plus qu’à tout
autre.
Il place les choses dans leurs allures,
Il place le jour présent à distance de lui-même avec plasticité, avec amour,
Il dispose sa propre époque, ses réminiscences, ses parents, ses frères et sœurs,
associations, emplois politiques, de telle façon que plus jamais les autres ne
les humilient ni n’exercent de commandement sur eux.
Il est le Grand Répondant.
Il répond chaque fois qu’il peut y avoir réponse et quand ce n’est pas le cas il
dit pourquoi on ne peut pas répondre.
Un homme est une injonction un défi.
(Pas la peine de boude dans son coin – vous entendez les rires, les railleries,
vous entendez les échos ironiques ?)
Les livres, les amis, les philosophes, les prêtres, l’action, le plaisir, l’orgueil,
tout cela cherche à donner satisfaction en tout sens,
C’est lui qui désigne la satisfaction, lui qui désigne aussi les chercheurs en tout
sens
Quel que soit le sexe, la saison ou le lieu, il a licence d’aller doucement et
nouvellement et en toute sécurité de jour comme de nuit,
Il est le passe-partout de tous les cœurs, lui reviennent les réponses que les
mains, par curiosité, sollicitent des portes.
Le bon accueil qu’on lui donne est universel, le flux de la beauté ne reçoit pas
d’accueil plus universel que lui,
La personne qui reçoit ses faveurs le jour, avec qui il dort la nuit est bénie.
Toutes les existences ont leur idiome, chaque chose a sa langue privée,
La sienne résout toutes les autres langues, s’offre à tous les hommes, tous les
hommes la traduisent, tous les hommes se traduisent en elle,
Nulle partie n’agit en contradiction avec une autre, il est le menuisier, il joint,
il veille à ce que tous soient joints.
Il dira indifféremment Comment vas-tu l’ami ? au Président à son lever
Comme il dira Bonne journée mon frère à Cudge en train de biner le champ de
canne à sucre,
Tous les deux le comprennent, savent qu’il parle juste
Il déambule parfaitement à l’aise au Capitole,
A l’aise parmi le Congrès, le Représentant dit à un autre Représentant Voici
venir l’homme nouveau, notre égal
D’ailleurs les ouvriers le prennent pour un ouvrier
Les soldats pour un soldat, les marins croient qu’il connaît la mer,
Les auteurs le prennent pour un auteur, les artistes pour un artiste,
Les journaliers voient qu’il pourrait travailler à leur côté, ils l’aimeraient,
Quel que soit le travail, il est clair qu’il peut le faire ou qu’il l’a fait,
Quelle que soit la nation, qu’il y côtoierait sans mal ses frères et sœurs.
Les Anglais croient qu’il est de souche anglaise,
Juif il est aux yeux des Juifs, Russe à ceux des Russes, familier et proche,
hautain avec personne.
Quiconque le voit au café des voyageurs le reconnaît comme des siens,
L’Italien, le Français le jurent, l’Allemand aussi est sûr, l’Espagnol pas moins,
et le Cubain des îles comme les autres,
Le mécanicien, l’homme de pont des grands lacs, du Mississippi, du Saint-
Laurent comme du Sacramento, de l’Hudson ou du détroit de Paumanok, le
reconnaissent.
Le gentleman à la race pure voit reflétée en lui la pureté de son sang,
La prostituée, l’homme qui insulte, l’homme en colère, le mendiant se
retrouvent dans ses manières, il les transmue bizarrement,
Ils ne sont plus vulgaires tout à coup, ils voient à peine qu’ils ont été grandis.
2
Les indications, les comptes chiffrés du temps,
La perfection mentale désignent le maître parmi les philosophes,
Le temps lui-même, qui ne s’interrompt jamais, s’indique dans la moindre de
ses parties.
Pour le poète, l’indication est dans la compagnie nombreuse, plaisante des
chanteurs, leurs paroles,
Les paroles des chanteurs sont les heures, les minutes de la lumière ou de la
nuit, mais les mots des compositeurs de poèmes sont le jour la nuit
universels
Le compositeur de poèmes élabore la justice, la réalité, l’immortalité,
Son pouvoir de comprendre en profondeur englobe les choses, la race humaine,
Il est la lumineuse extraction des choses et de la race humaine.
Les chanteurs ne créent pas, le Poète seul crée,
Les chanteurs sont aimés, compris, font des apparitions fréquentes, mais rare
est le jour, rare le lieu de la naissance du compositeur de poèmes, le Grand
Répondant.
(Ce ne sont pas tous les siècles ni même un siècle sur cinq qui comptent un tel
jour, malgré la multitude des noms.)
Les chanteurs des heures séculaires successives ont certes des noms
ostensibles, mais le nom de chacun d’entre eux est le nom d’un de leur
troupe,
Leurs noms à chacun sont chanteur-œil, chanteur-oreille, chanteur-tête, doux-
chanteur, chanteur-nuit, chanteur-parloir, chanteur-amour, chanteur-bizarre
ou ainsi de suite.
L’époque entière, toutes les époques attendent les mots des vrais poèmes,
Les mots des vrais poèmes ne plaisent pas toujours,
Les vrais poètes ne recherchent pas la beauté, que fréquentes les maîtres
augustes de la beauté ;
La grandeur des fils exsude de la grandeur des mères et des pères,
Les mots des poèmes vrais sont le couronnement et l’applaudissement final de
la science.
Instinct divin, ampleur de la vision, loi de la raison, santé, âpreté du corps,
réserve,
Gaieté, hâle solaire, douceur de l’air, sont quelques-uns des mots du poème.
Derrière le compositeur de poèmes, le Grand Répondant, il y a le marin et le
voyageur,
Le bâtisseur, le géomètre, le chimiste, l’anatomiste, le phrénologue, l’artiste,
tous sont derrière le compositeur de poèmes, le Grand Répondant.
Les mots des vrais poèmes donnent plus que le poème.
Ils donnent le pouvoir de former à soi-même son propre poème, sa religion, sa
politique, sa guerre, sa paix, son comportement, son histoire, ses essais, sa
vie de tous les jours et le reste,
Ils permettent d’équilibrer rang, couleur, race, croyance, et sexe
Ils ne recherchent pas la beauté, on les cherche,
Les touche de très près, les suit de très près la beauté, éperdue de désir, malade
d’amour.
Ils préparent à la mort, ils ne sont pourtant pas le final mais plutôt le départ,
Ils ne conduisent personne, homme, femme, à son terminus, ni à sa plénitude
satisfaite,
Celui celle qu’ils prennent ils l’emmèneront dans l’espace voir la naissance des
étoiles, apprendre l’un des multiples sens,
Se lancer dans le vide avec une foi absolue, voyager à travers les anneaux
éternels sans plus jamais se reposer.
Notre antique feuillage
Encore et toujours notre antique feuillage !
Encore et toujours la verte presqu’île de la Floride – encore et toujours
l’incomparablement précieux delta de la Louisiane – encore et toujours les
champs de coton de l’Alabama et du Texas,
Encore et toujours les collines aux vallons dorés de la Californie, les
montagnes argentées du Nouveau-Mexique – encore et toujours Cuba à
l’haleine suave,
Encore et toujours l’immense pente asséchée de ses rivières par l’océan du
Sud, indissociable des pentes que drainent de leurs eaux les mers de l’Est
et de l’Ouest
Et la superficie territoriale totale, les trois millions et demi de milles carrés, en
cette quatre-vingt-troisième année de nos Etats,
Les dix-huit mille milles de rivage maritime, côtes incluses avec leurs baies,
les trente mille milles de voies navigables,
Les sept millions de familles particulières en leur nombre égal de demeures –
toujours et encore ces chiffres, ces données mais aussi bien davantage,
l’infini réseau aux milliers de rameaux bifurquant
Toujours et encore le libre parcours de la diversité – toujours le continent de la
Démocratie ;
Toujours les prairies, les pâtures, les forêts, les cités immenses, les voyageurs,
le Kanada, les cimes enneigées,
Toujours le pacte solidaire maintenant entre elles les terres aux hanches par une
chaîne d’énormes lacs ovales,
Toujours l’Ouest ses indigènes de personnalité vigoureuse, sa densité
démographique montante, l’accueil amical, ironique, menaçant de l’habitant,
son mépris envers l’envahisseur,
La totalité des scènes, au sud, au nord, à l’est – la totalité des actes accomplis à
chaque minute dans la proximité domestique,
La totalité des caractères, mouvements, évolutions inédits par milliers car seule
une petite quantité sera connue,
Moi qui vais à l’instant marchant par les rues de Mannahatta, récoltant toute
cette moisson,
Cependant que dans le même temps, aux rivières intérieures, tous ces vapeurs
sont en train de faire provision nocturne de bois à la lumière éblouissante du
pin qui brûle,
Et que le soleil inonde ailleurs de jour les vallées de la Susquehanna, du
Potomac et du Rappahannock comme les vallées de la Roanoke et du
Delaware,
Et que dans leurs antres du Grand Nord les bêtes de proie rôdent aux pentes des
Adirondacks ou boivent en lapant l’eau de la Saginaw,
Tandis qu’au détour d’un courant solitaire un petit morillon, qui a perdu sa
bande se laisse balancer par l’eau silencieusement,
Et que dans les granges les bœufs à l’étable, retour du labour, se reposent eux
aussi d’une extrême fatigue,
Et que sur la calotte de glace arctique la femelle morse assoupie laisse ses
veaux jouer autour d’elle,
Le faucon que ses ailes portent dans l’air plus haut que l’homme, les mers
glaciaires tout au sommet du Pôle, leurs rides d’eau cristalline libre de la
prison des glaces,
Les giclements de l’écume blanche giflant l’étrave du navire qui court au-
devant de la tempête,
L’action des hommes sur la terre ferme à l’heure où les cloches de la ville
sonnent toutes ensemble minuit,
Les bois primitifs au fond desquels résonnent d’autres musiques, hurlements de
loups, rugissements de panthère, beuglement rauque de l’élan.
Et puis, que l’on voit nager l’hiver sous la glace ferme bleutée du lac
Moosehead, l’été dans la limpidité de l’eau, la truite géante,
Et puis qui plane dans l’air chaud à latitude plus basse des deux Carolines la
grande buse noire, dominant la cime des arbres,
Plus bas encore le cèdre rouge, festonné des lianes du tylandria, les pins, les
cyprès poussant racine dans les immense plaines de sable blanc.
Les canots en bois grossier filant sur le courant du Pedee, la végétation
grimpante, parasites aux fleurs et baies bigarrées enveloppant d’énormes
troncs,
Les draperies oscillantes du chêne-liège aux lianes très basses très longues par
terre, balancées sans bruit par le vent,
Un campement de chariots en Géorgie, à l’instant la nuit vient de tomber, les
feux chauffent les viandes du souper, Noirs et Blancs mangent ensemble,
Trente ou quarante grands chariots sont là, mules, vaches, chevaux boivent à
des auges,
Ombres et lueurs jouent sous les feuilles des vieux sycomores, les flammes
montent des bûches de pin dans une volute d’épaisse fumée noire ;
Au sud, criques et détroits du rivage de la Caroline du Nord, des pêcheurs y
pêchent l’ombre ou le hareng par de grands filets plats à poulies mues
depuis la terre par des chevaux, ensuite on nettoie, on vide, on entasse le
poisson.
Tout au fond des forêts de pins le térébinthe coule aux entailles incisées dans
les troncs, c’est une véritable industrie.
Les ouvriers y sont des Noirs éclatant de santé, les aiguilles de pin matelassent
le sol alentour,
Tennessee et Kentucky, des esclaves travaillent aux veines minières, aux
forges, aux hauts fourneaux, aux batteuses à grain,
Le fils du planteur revient chez lui après une longue absence, c’est en Virginie,
l’accueil fait au prodigue est joyeux, la mulâtresse qui fut sa nourrice
l’étreint contre son sein, comme elle a vieilli !
Sur la rivière les canotiers ont mis sagement leurs barques à l’ancre contre la
rive dès la tombée de la nuit.
Les plus jeunes dansent au son du banjo ou du crincrin, d’autres sont assis au
plat-bord, fument tranquillement, bavardent ;
Tard dans l’après-midi, écoutons chanter l’oiseau-moqueur, l’historien
d’Amérique, dans le Marécage du Grand Désespoir,
Couleur verdâtre de l’eau, des résineux embaument dans une luxuriance de
mousses, de cyprès et de genévriers ;
Plus au nord une compagnie de jeunes tireurs de Mannahatta rentre d’excursion
dans le soir tombant, bouquet de fleurs fiché au canon de chaque mousquet
- un cadeau des femmes ;
Des enfants jouent, un petit garçon dort sur les genoux de son père (voyez le
mouvement de ses lèvres, comme il sourit dans son sommeil !) ;
Un éclaireur patrouille à cheval dans les plaines à l’ouest du Mississippi, il
gravit la pente d’un tertre pour mieux scruter l’espace alentour ;
En Californie à présent ! aux côtés du mineur barbu vêtu de son grossier
costume, ah ! l’inébranlable camaraderie californienne, la douceur de l’air,
mais aussi ces tombes solitaires que l’on rencontre sur le bord du chemin
où va le cheval ;
Retour au Texas des champs de coton, des huttes pours Noirs, des
conducteurs de mules ou d’attelages de bœufs traînant un malheureux
chariot, des balles de coton empilées sur talus et quais ;
Et qui encercle tout, et qui infuse tout à la vitesse de l’éclair, l’Âme de
l’Amérique aux hémisphères équilibrés, l’un d’Amour, l’autre
d’Expansion qu’on nomme Orgueil ;
En arrière-plan la conférence de paix avec les Iroquois aborigènes, le calumet,
la pipe de la bonne entente, l’arbitrage, les garanties,
La première fumée expirée par le Sachem l’est dans la direction du soleil, la
seconde dans celle de la terre,
Puis vient la spectaculaire représentation de la danse du scalp, visages peints
cris gutturaux,
Une équipe part sur le sentier de la guerre, longue marche à pas silencieux,
File indienne, haches tournoyant au-dessus de la tête, on massacre les ennemis
par surprise,
Oui les actes, scènes, mœurs, individus, coutumes de nos Etats, réminiscences,
institutions,
Notre compact d’Etats, jusque dans la plus anonyme de ses mille carrés ne
souffrant pas la moindre exception,
Moi dedans, courant pour mon plaisir par les sentiers et la campagne, les
champs de Paumanok,
Suivant attentivement des yeux le vol en spirale haut dans l’air de deux petits
papillons jaunes frôlement frottement d’ailes,
Suivant la fusée hirondelle, tueuse d’insectes, dans son voyage d’automne au
sud comme dans son précoce retour printanier vers le nord,
Et le garçon bouvier qui ramène son troupeau de vaches à la tombée de la nuit,
les harcèle de cris alors qu’elles musardent pour brouter l’herbe du talus,
Puis voici les quais de Boston, Philadelphie, Baltimore, Charleston, La
Nouvelle-Orléans, San-Francisco,
D’où s’en vont tous ces bateaux dont les marins s’activent au cabestan ;
Puis vient le soir – j’ai regagné ma chambre au coucher du soleil,
Une moribonde lumière d’été inonde l’embrasure de ma fenêtre, éclairant un
essaim de moucherons suspendu en l’air au centre de la pièce, dont l‘ombre
se projette selon qu’il monte ou descend en petits points furtifs sur la
lumineuse paroi opposée ;
Puis voici devant un auditoire nombreux une athlétique Américaine, femme
d’expérience, elle s’exprime en public,
Il y a là des hommes, des femmes, des immigrés, masse aussi bien
qu’individualité, tout et tous ont leur place – hommes d’argent,
Usines, machines, forces de travail, poulie, levier, grue, garanties absolues,
Garanties d’espace, d’accroissement, de liberté, d’avenir,
L’espade avec ses sporades, ses archipels d’îles, ses étoiles – avec ses
continents de terre ferme, les autres terres, ma terre,
Oui, vous qui êtes au plus intime de mon cœur, terres ! qu’importe votre
forme je vous intègre dans mes poèmes à mon gré, je me fonds en vous sans
vraiment vous connaître,
Car je m’en vais de mon vol lourd de mouette, là-bas au sud, crier parmi les
myriades de mouettes qui hivernent en Floride,
A moins que je ne dévale, n’écume et ne bondisse en riant avec les eaux
printanières de l’Arkansas, du Rio Grande, du Nueces, du Brazos, du
Tombigbee, de la Red River, de la Saskatchewan ou de l’Osage,
Ou bien ne m’en aille aux sables du Nord, à Paumanok, dans quelque baie
d’eau peu profonde, me mêler à des familles de hérons échassiers blanc de
neige arpentant la grève en quête de vers lombrics ou d’algues aquatiques,
Ou bien ne regagne mon nid d’un sifflement triomphal, moi martin-pêcheur
tout fier d’avoir transpercé le corbeau de mon bec, quels trilles mon
triomphe !
Ou bien avec la troupe d’oies sauvages migratrices n’atterrisse à l’automne
aux prairies, le gros de la troupe se repaît cependant que cou tendu en
alerte circulent autour les sentinelles bientôt relayées par d’autres sentinelles
- je fais comme elles, je mange puis je prends mon tour de garde,
Ou bien encore, élan avec l’élan de la forêt kanadienne – il a la taille d’un
bœuf, les chasseurs l’acculent, d’un ultime effort il s’est dressé sur ses
pattes arrière et, corne coupante comme une lame il charge sabots en avant
- je ne fasse comme lui, les chasseurs m’ont coincé, je n’ai plus de choix, je
charge contre eux,
Mais voici enfin Mannahatta, ses rues, ses jetées, son fret, ses grands magasins,
la foule innombrable de tous ceux qui oeuvrent au commerce,
Car je suis de Mannahatta, c’est là que mon poème est né, je me contiens tout
en moi-même comme en elle mon île me contient,
Donc je dis le poème de nos et mes Etats à jamais Unis – part à part mon corps
n’est pas plus solidairement uni en son identité faite d’un millier d’apports
multiples que mes terres états-uniennes ne sont solidairement unies en leur
UNIQUE IDENTITE ;
Naissances, climats, herbe pastorale des Grandes Plaines
Cités, ouvrages, mort, animaux, produits, guerres, biens et mal – eux ensemble,
Eux me fournissent détail par détail l’antiquité de mon feuillage d’Amérique,
donc puis-je faire moins que de leur passer la clé de notre union, que de
vous procurer la clé de notre union ?
Comment pourrais-je en effet ne pas vous faire cadeau de mes feuilles divines,
qui que vous soyez, vous empêchant d’avoir la même éligibilité que moi ?
Comment pourrais-je ne pas vous inviter par la force de mes chants à cueillir
par vous-mêmes des bouquets de nos incomparables feuilles états-uniennes ?
Traduit de l’anglais par Jacques Darras
In, Walt Whitman : « Feuilles d’herbes »
Editions Gallimard (Poésie), 2002
Du même auteur :
Descendance d’Adam / Children of Adam (27/01/2015)
Chanson de moi-même / Song of myself (28/01/2017)
Drossé au sable / Sea - drift (25/07/2017)
Départ à Paumanok / Starting from Paumanok (28/01/2018)
Envoi / Inscriptions (28/01/2019)
Calamus (28/01/2020)
Salut au monde ! (28/01/2021)
Chanson de la piste ouverte /Song of the open road (28/01/2022)
Sur le bac de Brooklyn / Crossing Brookling ferry (31/07/2022)
Song of the answerer
1
NOW list to my morning's romanza, I tell the signs of the Answerer,
To the cities and farms I sing as they spread in the sunshine before me.
A young man comes to me bearing a message from his brother,
How shall the young man know the whether and when of his brother?
Tell him to send me the signs.
And I stand before the young man face to face, and take his right
hand in my left hand and his left hand in my right hand,
And I answer for his brother and for men, and I answer for him that answers for all,
and send these signs.
Him all wait for, him all yield up to, his word is decisive and final,
Him they accept, in him lave, in him perceive themselves as amid light,
Him they immerse and he immerses them.
Beautiful women, the haughtiest nations, laws, the landscape, people, animals,
The profound earth and its attributes and the unquiet ocean, (so tell I my morning's
romanza,)
All enjoyments and properties and money, and whatever money will buy,
The best farms, others toiling and planting and he unavoidably reaps,
The noblest and costliest cities, others grading and building and he domiciles there,
Nothing for any one but what is for him, near and far are for him, the ships in the
offing,
The perpetual shows and marches on land are for him if they are for anybody.
He puts things in their attitudes,
He puts to-day out of himself with plasticity and love,
He places his own times, reminiscences, parents, brothers and sisters, associations,
employment, politics, so that the rest never shame them afterward, nor assume
to command them.
He is the Answerer,
What can be answer'd he answers, and what cannot be answer'd he shows how it
cannot be answer'd.
A man is a summons and challenge,
(It is vain to skulk—do you hear that mocking and laughter? Do you hear the
ironical echoes?)
Books, friendships, philosophers, priests, action, pleasure, pride, beat up and down
seeking to give satisfaction,
He indicates the satisfaction, and indicates them that beat up and down also.
Whichever the sex, whatever the season or place, he may go freshly and gently and
safely by day or by night,
He has the pass-key of hearts, to him the response of the prying of hands on the
knobs.
His welcome is universal, the flow of beauty is not more welcome or universal
than he is,
The person he favors by day or sleeps with at night is blessed.
Every existence has its idiom, every thing has an idiom and tongue,
He resolves all tongues into his own and bestows it upon men, and any man
translates, and any man translates himself also,
One part does not counteract another part, he is the joiner, he sees how they join.
He says indifferently and alike How are you friend? to the President at his levee,
And he says Good-day my brother, to Cudge that hoes in thesugar-field,
And both understand him and know that his speech is right.
He walks with perfect ease in the capitol,
He walks among the Congress, and one Representative says to another, Here is our
equal appearing and new.
Then the mechanics take him for a mechanic,
And the soldiers suppose him to be a soldier, and the sailors that he has follow'd
the sea,
And the authors take him for an author, and the artists for an artist,
And the laborers perceive he could labor with them and love them,
No matter what the work is, that he is the one to follow it or has follow'd it,
No matter what the nation, that he might find his brothers and sisters there.
The English believe he comes of their English stock,
A Jew to the Jew he seems, a Russ to the Russ, usual and near, removed from none.
Whoever he looks at in the traveler's coffee-house claims him,
The Italian or Frenchman is sure, the German is sure, the Spaniard is sure, and the
island Cuban is sure,
The engineer, the deck-hand on the great lakes, or on the Mississippi or St.
Lawrence or Sacramento, or Hudson or Paumanok sound, claims him.
The gentleman of perfect blood acknowledges his perfect blood,
The insulter, the prostitute, the angry person, the beggar, see themselves in the
ways of him, he strangely transmutes them,
They are not vile any more, they hardly know themselves they are so grown.
2
The indications and tally of time,
Perfect sanity shows the master among philosophs,
Time, always without break, indicates itself in parts,
What always indicates the poet is the crowd of the pleasant company of singers,
and their words,
The words of the singers are the hours or minutes of the light or dark, but the
words of the maker of poems are the general light and dark,
The maker of poems settles justice, reality, immortality,
His insight and power encircle things and the human race,
He is the glory and extract thus far of things and of the human race.
The singers do not beget, only the Poet begets,
The singers are welcom'd, understood, appear often enough, but rare has the day
been, likewise the spot, of the birth of the maker of poems, the Answerer,
(Not every century nor every five centuries has contain'd such a day, for all its
names.)
The singers of successive hours of centuries may have ostensible names, but the
name of each of them is one of the singers,
The name of each is, eye-singer, ear-singer, head-singer, sweetsinger, night-singer,
parlor-singer, love-singer, weird-singer, or something else.
All this time and at all times wait the words of true poems,
The words of true poems do not merely please,
The true poets are not followers of beauty but the august masters of beauty;
The greatness of sons is the exuding of the greatness of mothers and fathers,
The words of true poems are the tuft and final applause of science.
Divine instinct, breadth of vision, the law of reason, health, rudeness of body,
withdrawnness,
Gayety, sun-tan, air-sweetness, such are some of the words of poems.
The sailor and traveler underlie the makers of poems, the Answerer,
The builder, geometer, chemist, anatomist, phrenologist, artist, all these underlie
the maker of poems, the Answerer.
The words of the true poems give you more than poems,
They give you to form for yourself poems, religions, politics, war, peace, behavior,
histories, essays, daily life, and every thing else,
They balance ranks, colors, races, creeds, and the sexes,They do not seek beauty, they are sought,
Forever touching them or close upon them follows beauty, longing, fain, love-sick.
They prepare for death, yet are they not the finish, but rather the outset,
They bring none to his or her terminus or to be content and full,
Whom they take they take into space to behold the birth of stars, to learn one of the
meanings,
To launch off with absolute faith, to sweep through the ceaseless rings and never
be quiet again.
Our old feuillage
ALWAYS our old feuillage!
Always Florida's green peninsula—always the priceless delta of Louisiana —
always the cotton-fields of Alabama and Texas,
Always California's golden hills and hollows, and the silver mountains of New
Mexico—always soft-breath'd Cuba,
Always the vast slope drain'd by the Southern sea, inseparable with the slopes
drain'd by the Eastern and Western seas,
The area the eighty-third year of these States, the three and a half millions of
square miles,
The eighteen thousand miles of sea-coast and bay-coast on the main, the thirty
thousand miles of river navigation,
The seven millions of distinct families and the same number of dwellings—always
these, and more, branching forth into numberless branches,
Always the free range and diversity—always the continent of Democracy;
Always the prairies, pastures, forests, vast cities, travelers, Kanada, the snows;
Always these compact lands tied at the hips with the belt stringing the huge oval
lakes;
Always the West with strong native persons, the increasing density there, the
habitans, friendly, threatening, ironical, scorning invaders;
All sights, South, North, East—all deeds, promiscuously done at all times,
All characters, movements, growths, a few noticed, myriads unnoticed,
Through Mannahatta's streets I walking, these things gathering,
On interior rivers by night in the glare of pine knots, steamboats wooding up,
Sunlight by day on the valley of the Susquehanna, and on the valleys of the Potomac
and Rappahannock, and the valleys of the Roanoke and Delaware,
In their northerly wilds beasts of prey haunting the Adirondacks the hills, or
lapping the Saginaw waters to drink,
In a lonesome inlet a sheldrake lost from the flock, sitting on the water rocking
silently,
In farmers' barns oxen in the stable, their harvest labor done, they rest standing,
they are too tired,
Afar on arctic ice the she-walrus lying drowsily while her cubs play around,
The hawk sailing where men have not yet sail'd, the farthest polar sea, ripply,
crystalline, open, beyond the floes,
White drift spooning ahead where the ship in the tempest dashes,
On solid land what is done in cities as the bells strike midnight together,
In primitive woods the sounds there also sounding, the howl of the wolf, the
scream of the panther, and the hoarse bellow of the elk,
In winter beneath the hard blue ice of Moosehead lake, in summer visible through
the clear waters, the great trout swimming,
In lower latitudes in warmer air in the Carolinas the large black buzzard floating
slowly high beyond the tree tops,
Below, the red cedar festoon'd with tylandria, the pines and cypresses growing out
of the white sand that spreads far and flat,
Rude boats descending the big Pedee, climbing plants, parasites with color'd
flowers and berries enveloping huge trees,
The waving drapery on the live-oak trailing long and low, noiselessly waved by the
wind,
The camp of Georgia wagoners just after dark, the supper-fires and the cooking
and eating by whites and negroes,
Thirty or forty great wagons, the mules, cattle, horses, feeding from troughs,
The shadows, gleams, up under the leaves of the old sycamoretrees, the flames
with the black smoke from the pitch-pine curling and rising;
Southern fishermen fishing, the sounds and inlets of North Carolina's coast, the
shad-fishery and the herring-fishery, the large sweep-seines, the windlasses on
shore work'd by horses, the clearing, curing, and packing-houses;
Deep in the forest in piney woods turpentine dropping from the incisions in the
trees, there are the turpentine works,
There are the negroes at work in good health, the ground in all directions is cover'd
with pine straw;
In Tennessee and Kentucky slaves busy in the coalings, at the forge, by the
furnace-blaze, or at the corn-shucking,
In Virginia, the planter's son returning after a long absence, joy fully welcom'd and
kiss'd by the aged mulatto nurse,
On rivers boatmen safely moor'd at nightfall in their boats under shelter of high
banks,
Some of the younger men dance to the sound of the banjo or fiddle, others sit on
the gunwale smoking and talking;
Late in the afternoon the mocking-bird, the American mimic, singing in the Great
Dismal Swamp,
There are the greenish waters, the resinous odor, the plenteous moss, the cypress-
tree, and the juniper-tree;
Northward, young men of Mannahatta, the target company from an excursion
returning home at evening, the musket-muzzles all bear bunches of flowers
presented by women;
Children at play, or on his father's lap a young boy fallen asleep, (how his lips
move! how he smiles in his sleep!)
The scout riding on horseback over the plains west of the Mississippi,
he ascends a knoll and sweeps his eyes around;
California life, the miner, bearded, dress'd in his rude costume, the stanch
California friendship, the sweet air, the graves one in passing meets solitary just
aside the horse-path;
Down in Texas the cotton-field, the negro-cabins, drivers driving mules or oxen
before rude carts, cotton bales piled on banks and wharves;
Encircling all, vast-darting up and wide, the American Soul, with equal
hemispheres, one Love, one Dilation or Pride;
In arriere the peace-talk with the Iroquois the aborigines, the calumet, the pipe of
good-will, arbitration, and indorsement,
The sachem blowing the smoke first toward the sun and then toward the earth,
The drama of the scalp-dance enacted with painted faces and guttural
exclamations,
The setting out of the war-party, the long and stealthy march,
The single file, the swinging hatchets, the surprise and slaughter of enemies;
All the acts, scenes, ways, persons, attitudes of these States, reminiscences,
institutions,
All these States compact, every square mile of these States without excepting a
particle;
Me pleas'd, rambling in lanes and country fields, Paumanok'sfields,
Observing the spiral flight of two little yellow butterflies shuffling between each
other, ascending high in the air,
The darting swallow, the destroyer of insects, the fall traveler southward but
returning northward early in the spring,
The country boy at the close of the day driving the herd of cows and shouting to
them as they loiter to browse by the roadside,
The city wharf, Boston, Philadelphia, Baltimore, Charleston, New Orleans, San
Francisco,
The departing ships when the sailors heave at the capstan;
Evening—me in my room—the setting sun,
The setting summer sun shining in my open window, showing the swarm of flies,
suspended, balancing in the air in the centre of the room, darting athwart, up
and down, casting swift shadows in specks on the opposite wall where the shine
is;
The athletic American matron speaking in public to crowds of listeners,
Males, females, immigrants, combinations, the copiousness, the individuality of the
States, each for itself—the moneymakers,
Factories, machinery, the mechanical forces, the windlass, lever, pulley, all
certainties,
The certainty of space, increase, freedom, futurity,
In space the sporades, the scatter'd islands, the stars—on the firm earth, the lands,
my lands,
O lands! all so dear to me—what you are, (whatever it is,) I putting it at random in
these songs, become a part of that, whatever it is,
Southward there, I screaming, with wings slow flapping, with themyriads of gulls
wintering along the coasts of Florida,
Otherways there atwixt the banks of the Arkansaw, the Rio Grande, the Nueces,
the Brazos, the Tombigbee, the Red River, the Saskatchawan or the Osage, I
with the spring waters laughing and skipping and running,
Northward, on the sands, on some shallow bay of Paumanok, I with parties of
snowy herons wading in the wet to seek worms and aquatic plants,
Retreating, triumphantly twittering, the king-bird, from piercing the crow with its
bill, for amusement—and I triumphantly twittering,
The migrating flock of wild geese alighting in autumn to refresh themselves, the
body of the flock feed, the sentinels outside move around with erect heads
watching, and are from time to time reliev'd by other sentinels—and I feeding
and taking turns with the rest,
In Kanadian forests the moose, large as an ox, corner'd by hunters, rising
desperately on his hind-feet, and plunging with his fore-feet, the hoofs as sharp
as knives—and I, plunging at the hunters, corner'd and desperate,
In the Mannahatta, streets, piers, shipping, store-houses, and the countless
workmen working in the shops,
And I too of the Mannahatta, singing thereof—and no less in myself than the
whole of the Mannahatta in itself,
Singing the song of These, my ever-united lands—my body no more inevitably
united, part to part, and made out of a thousand diverse contributions one
identity, any more than my lands are inevitably united and made ONE
IDENTITY;
Nativities, climates, the grass of the great pastoral Plains, Cities, labors, death,
animals, products, war, good and evil — these me,
These affording, in all their particulars, the old feuillage to me and to America,
how can I do less than pass the clew of the union of them, to afford the like to
you?
Whoever you are! how can I but offer you divine leaves, that you also be eligible
as I am?
How can I but as here chanting, invite you for yourself to collect bouquets of the
incomparable feuillage of these States?
Leaves of Grass
David Mc Kay,Publisher, Philadelphia, 1891–92
Poème précédent en anglais :
Lawrence Ferlinghetti : Un Coney Island de l’esprit (16 – 123) / A Coney Island of the mind (16 – 23) (19/01/2023)
Du Fu / 杜甫 (712 – 770) : En contemplant la plaine
Encre sur papier, sur rouleau,par Jiang Zahoe (1904 - 1986)
En contemplant la plaine
L’automne limpide se déploie sans limites ;
A l’horizon naissent des couches de nuées.
Au loin, les eaux se mêlent au ciel clair ;
Dans un brouillard épais, une ville isolée.
De rares feuilles tombent encore au vent ;
Le soleil se noie derrière la ligne des monts.
Comme elle tarde à rentrer, la grue solitaire !
Les corbeaux du soir occupent déjà la forêt.
Traduit du chinois par Florence Hu-Sterk
in, « Anthologie de la poésie chinoise »
Editions Gallimard (La Pléiade), 2015
Du même auteur :
Village près d’une rivière (22/08/2015)
Vers brisés (21/11/2016)
Face à la neige / 对雪 (27/01/2022)
Aimé Césaire (1913 – 2008) : Corps perdu
Corps perdu
Moi qui Krakatoa
moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine ouverte
moi qui laïlape
moi qui bêle mieux que cloaque
moi qui hors de gamme
moi qui Zambèze ou frénétique ou rhombe ou
cannibale
je voudrais être de plus en plus humble et plus bas
toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu’à me perdre tomber
dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte.
Dehors une belle brume au lieu d’atmosphère serait
point sale
chaque goutte d’eau y faisant un soleil
dont le nom le même pour toutes choses
serait RENCONTRE BIEN TOTALE
si bien que l’on ne saurait plus qui passe
ou d’une étoile ou d’un espoir
ou d’un pétale de l’arbre flamboyant
ou d’une retraite sous-marine
courue par les flambeaux des méduses-aurélies
Alors la vie j’imagine me baignerait tout entier
mieux je la sentirais qui me palpe ou me mord
couché je verrais venir à moi les odeurs enfin libres
comme des mains secourables
qui se feraient passage en moi
pour y balancer de longs cheveux
plus longs que ce passé que je ne peux atteindre.
Choses écartez-vous faites place entre vous
place à mon repos qui porte en vague
ma terrible crête de racines ancreuses
qui cherchent où se prendre
Choses je sonde je sonde
moi le portefaix je suis porte racines
et je pèse et je force et j’arcane
j’omphale
Ah qui vers les harpons me ramène
je suis très faible
je siffle oui je siffle des choses très anciennes
de serpents de choses caverneuses
Je or vent paix-là
et contre mon museau instable et frais
pose contre ma face érodée
ta froide face de rire défait.
Le vent hélas je l’entendrai encore
nègre nègre nègre depuis le fond
du ciel immémorial
un peu moins fort qu’aujourd’hui
mais trop fort cependant
et ce fou hurlement de chiens et de chevaux
qu’il pousse à notre poursuite toujours marronne
mais à mon tour dans l’air
je me lèverai un cri et si violent
que tout entier j’éclabousserai le ciel
et par mes branches déchiquetées
et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel
je commanderai aux îles d’exister
Corps perdu
Editions Fragrance, 1949
Du même auteur :
« Je retrouverais le secret des grandes communications… » (25/01/2014)
En guise de manifeste littéraire (25/01/2015)
Et les chiens se taisaient (26/01/2016)
Fragments d’un poème (26/01/2017)
Soleil serpent… » (26/01/2018)
A l’Afrique (26/01/2019)
Configurations (26/01/2020)
Batouque (26/01/2021)
Idylle (26/01/2022)
Antonin Artaud (1896 – 1948) : « Et c’est ainsi que van Gogh... »
Autoportrait, fusain sur papier, vers 1920
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Et c’est ainsi que Van Gogh est mort suicidé, parce que c’est le concert de
la conscience entière qui n’a plus pu le supporter.
Car s’il n’y avait ni esprit, ni âme, ni conscience, ni pensée,
il y avait du fulminate,
du volcan mûr,
de la pierre de transe,
de la patience,
du bubon,
de la tumeur cuite,
et de l’escharre d’écorché.
Et le roi Van Gogh sommeillait, incubant la prochaine alerte de
l’insurrection de sa santé.
Comment ?
Par le fait que la bonne santé c’est pléthore de maux rodés, de formidables
ardeurs de vivre, par cent blessures corrodées, et qu’il faut quand même faire
vivre,
qu’il faut amener à se perpétuer.
Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être
vivant.
C’est le dictame que le pauvre Van Gogh en coup de flamme se fit un
devoir de manifester.
Mais le mal qui veillait lui fit mal.
Le Turc, sous sa figure honnête, s’approcha délicatement de Van Gogh pour
cueillir en lui la praline,
afin de détacher la praline (naturelle) qui se formait.
Et Van Gogh y perdit mille étés.
De quoi il est mort à 37 ans,
avant vivre,
car tout singe a vécu avant lui des forces qu’il avait rassemblées.
Et c’est maintenant ce qu’il va falloir rendre, pour permettre à Van Gogh
de ressusciter.
En face d’une humanité de singe lâche et de chien mouillé, la peinture
de Van Gogh aura été celle d’un temps où il n’y eut pas d’âme, pas d’esprit,
pas de conscience, pas de pensée, rien que des éléments premiers tour à tour
enchaînés et déchaînés.
Paysages de convulsions fortes, de traumatismes forcenés, comme d’un
corps que la fièvre travaille pour l’amener à l’exacte santé.
Le corps sous la peau est une usine surchauffée,
et dehors,
le malade brille,
il luit,
de tous ses pores,
éclatés.
Ainsi un paysage
de Van Gogh
à midi.
Seule la guerre à perpétuité explique une paix qui n’est qu’un passage,
ainsi qu’un lait prêt à verser explique la casserole où il bouillait.
Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh tourbillonnants et pacifiques,
convulsés et pacifiés.
C’est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer.
C’est la fièvre entre deux reprises d’une insurrection de bonne santé.
Un jour la peinture de Van Gogh armée et de fièvre et de bonne santé,
reviendra pour jeter en l’air la poussière d’un monde en cage que son
cœur ne pouvait plus supporter.
Van Gogh le suicidé de la société
Editions K, 1947
Du même auteur :
« Il faut que l’on comprenne que toute intelligence… » (24/01/2014)
Position de la chair (24/01/2015)
Invocation à la Momie (25/01/2016)
Prière (25/01/2017)
« Les êtres /ne sortent pas … » (25/01/2018)
Le navire mystique (25/01/2019)
« Il y a dans la magie... » (25/01/2020)
Lettre aux écoles du Bouddha (25/01/2021)
La momie attachée (25/10/2022)
André Du Bouchet (1924 – 2001) : Le révolu
LE RÉVOLU
De face, comme au sol
révolu, je vois une roue de face comme rentrée, qui ramène
sans dévier à des yeux qu’on racle...
Pour en finir
Avec la route où les chemins déversent, avec l’air aussi,
par plissement
...
L’atelier des torrents, le glacier, avance dans la rêche.
Aussi râpeux,
rugueux, que le bleu dans notre bouche, le bleu qui ne
voit pas.
.............................................
Dans l’emportement de la soif,
nos têtes, et la montagne, obstruent.
.............................................
Il y a – aussi loin que nous aurons
été – ce visage soustrait qui tire à soi comme un long trait
d’eau froide.
Même âge, j’ai crié
pour chaque herbe grandie. La couverture râpeuse de
l’autre souffle tire.
.............................................
Ici sans paroi, comme derrière le bandeau des murs
le soleil rugueux,
illumine.
Des mains vont,
la nuit, comme à l’eau. Vont, comme l’eau. Comme de
l’autre côté des murs, le murmure, encore, de l’eau.
.............................................
De l’autre côté de cette soif
chacun
eau
la poussée de l’eau.
*
Avec la poussée
de l’eau
comme seule à boire.
.............................................
Ici
jusqu’à la mèche
jusqu’au
souffle.
.............................................
Je plie
sans
que le soleil
pierres
plusieurs face au jour
sur des genoux qui plient
.............................................
Feu
pour brûler uniquement
donner flamme
fendue.
.............................................
Continuant, de l’autre côté de sa soif, sur une fraction
d’eau froide.
*
Comme à sa paroi le glacier entre eau
et eau, la gangue du glacier.
.............................................
Toi, dans la confusion des torrents, toi sans gangue.
Orange Export Ltd, 92240 Malakoff, 1977
Du même auteur :
Cession (26/06/2016)
Le moteur blanc (09/07/2017)
Au deuxième étage (09 07/18)
Ici en deux (09/07/2019)
Sur le pas (09/07/2020)
Dans la chaleur vacante (01/01/2021)
Sol de la montagne (09/07/2021)
Face de la chaleur (01/01/2022)
Ou le soleil (09/07/2022)
André Breton (1896 – 1966) : « Toujours pour la première fois... »
Toujours pour la première fois
C’est à peine si je te connais de vue
Tu rentres à telle heure de la nuit dans une maison oblique à ma fenêtre
Maison tout imaginaire
C’est là que d’une seconde à l’autre
Dans le noir intact
Je m’attends à ce que se produise une fois de plus la déchirure fascinante
La déchirure unique
De la façade et de mon cœur
Plus je m’approche de toi
En réalité
Plus la clé chante à la porte de la chambre inconnue
Où tu m’apparais seule
Tu es d’abord tout entière fondue dans le brillant
L’angle fugitif d’un rideau
C’est un champ de jasmin que j’ai contemplé à l’aube sur une route des environs
de Grasse
Avec ses cueilleuses en diagonale
Derrière elles l’aile sombre tombante des plants dégarnis
Devant elles l’équerre de l’éblouissant
Le rideau invisiblement soulevé
Rentrent en tumulte toutes les fleurs
C’est toi aux prises avec cette heure trop longue jamais assez trouble jusqu’au
sommeil
Toi comme si tu pouvais être
La même à cela près que je ne te rencontrerai peut-être jamais
Tu fais semblant de ne pas savoir que je t’observe
Merveilleusement je ne suis plus sûr que tu le sais
Ton désœuvrement m’emplit les yeux de larmes
Une nuée d’interprétations entoure chacun de tes gestes
C’est une chasse à la miellée
Il y a des rocking-chairs sur un pont il y a des branchages qui risquent de
t’égratigner dans la forêt
Il y a dans une vitrine rue Notre-Dame-de-Lorette
Deux belles jambes croisées prises dans de hauts bas
Qui s’évasent au centre d’un grand trèfle blanc
Il y a une échelle de soie déroulée sur le lierre
Il y a
Qu’à me pencher sur le précipice
De la fusion sans espoir de ta présence et de ton absence
J’ai trouvé le secret
De t’aimer
Toujours pour la première fois
L’air de l’eau
Editions des Cahiers d’art, 1934
Du même auteur :
Union libre 17/(01/2014)
Ode à Charles Fourier (23/01/2015)
Plutôt la vie (23/01/2016)
Les écrits s’en vont (23/01/2017)
La lanterne sourde (23/01/2018)
« On me dit que là-bas... » (23/01/2019)
Le verbe être (23/01/2020)
« J’aimerais n’avoir jamais commencé... » (23/01/2021)
« Dites-moi où s’arrêtera la flamme... » (23/01/2022)
Jean / Hans Arp (1887 – 1966) : Une goutte d'homme
Jean Arp dans le bureau d'urbanisme de l'Aubette, Strasbourg, 1927 © VG Bild-Kunst, Bonn 2022 | Stiftung Arp eV, Berlin/Rolandswerth photo : inconnue
Une goutte d'homme
une goutte d'homme
un rien de femme
achèvent la beauté du bouquet d'os
c'est l'heure de l'aubade
dans la fourrure de feu
le vent arrive sur ses quatre plantes
comme le cheval sur ses quatre roues
l'espace a un parfum vertical
l'espace a un parfum vertical
le vent arrive sur ses quatre plantes
comme le cheval sur ses quatre roues
c'est l'heure de l'aubade
dans la fourrure de feu
une goutte d'homme
un rien de femme
achèvent la beauté du bouquet d'os
Jours effeuillés
Editions Gallimard,1966
Du même auteur :
Place blanche (13/01/2019)
Joie noire (13/01/2020)
Quatre poèmes (13/01/2021)
Cuis-moi un tonnerre (13/01/2022)
Henri-Simon Faure (1923 – 2015) : pape un enfant de chœur sur la touche (11-23)
pape
un enfant de choeur sur la touche
11
combien j’entrais en errance
depuis mon dernier poème
mil neuf cent soixante six
ouais
tirant dur sur ma roulotte
comme un vieux cheval de cirque
du velay en la provence
saint-étienne
ville close
si tu veux qu’enfin je t’aime
passe en territoire vellave
élargis tes dimensions
de rudesse et de fierté
un seul soir rien que pour moi
avec le doux vent tombé
des montagnes sud-ouest
quand elle montera dans ma voiture
passagère clandestine embarquée
sans bagage pour quelque île lointaine
vogue la galère au cri des mouettes
puis se tiendra assise à mes côtés
les bras croisés et les genoux serrés
elle deviendra la plus belle fille
du monde
en coin de mon rétroviseur
je dépends de vos tics
comme s’ils étaient miens
j’ose les recréer
en faux jour d’un miroir
avec l’espoir secret
d’en tirer bon parti
pour être comédien
allumeur de soupirs
je me rappelle
un monde fou
se glissait dans ta tête lourde
dès que le trépan inventé
avait découpé une trappe
sur ton bonheur marécageux
12
quand bien même mon orgueil fût tombé sur le dos
j’entraînais toujours mon adversaire dans ma chute
vous me direz qu’il faut avoir des principes
plein les poches
qu’un poète qui tant vadrouille
entre vulgaire et divin
se brisera le crâne enfin sur les récifs mitoyens
je n’ai consulté l’heure de l’homme
au cadran du mépris
pour crier qu’il devenait temps
de le sauver malgré lui
jamais
gardons-nous de cette peste des idéalistes
ils sont les jambes de bois de l’espèce humaine
qui marche
non pas
des pains de cire
du vieux bois des vielles armoires
des tables encochées de trous d’amande
ou de bols à soupe
des bancs de prière à pauvres
en fond obscur d’église
pas
du bois dont on taille les flûtes
comme une branlée
pour domestiquer
les cris de joie du vent dans la campagne
ni
celui qui vient des îles
où tourner les coquetiers
magnifiques de couleurs
à mettre sous le cul des poules
ou dessus la cheminée des résidences secondaires
mais
du bois sans âme que les mites taraudent profond
et qui craque sous la main
poignée d’espérance pourrie
13
ah
posséder un fourneau
à bois ou bien à charbon
tôles peintes d’émail noir
encadrées de cuivre rouge
tel celui de
finn hauptmann
un copain sculpteur danois
ma mère en eut un du genre
avec la porte du four
qu’on abaisse les jours froids
et qu’une chaîne retient
j’y fourrais les pieds gelés
de mon enfance énervée
en fin des après-midi
retour du luge ou de ski
il avait gardé l’odeur
du plat ou du dernier repas
ou des pommes vertes cuites
oubliées de caramel
nous connaîtrons un temps de bonheur matériel
mais ce ne sera plus de la joie à deux sous
l’avenir n’a de la couleur qu’entre les pages
de mes recueils
après la pluie d’inspiration
l’allaitement au sein faisait ouvrir le poing
puis les doigts éventaient les mouches de l’ennui
pourtant le passé
quand sur lui je me retourne
a les mains sales d’un qui pataugeait la terre
14
je dégueule sur le reproche
que l’on m’a souvent formulé
de prendre goût à la parade
mais je devais
garder les vaches
savoir faire de ma misère
rien qu’une femme de ménage
au creux d’un vallon
prairie verte
resserrée
immense
en cet âge
piste ronde d’un très grand cirque
qui pue le parfum de l’étable
aussitôt l’âpre nuit tombante
devenait
scène de théâtre
gigantesque
dans l’ombre bleue
et les pétards que j’allumais
amplifiaient les beuglées lyriques
de mon rôle
ô si belles rouges
dès que l’héroïne accourait
pour me réciter sa réplique
je portais la main à mon sexe
dans un sournois geste ancestral
tant mon savoir était encore
primaire
et enfantin désir
à l’ombre des noisetiers gris
j’urinais mon appréhension
ses yeux devenaient d’amoureuse
à trop contrarier mes doigts gauches
15
remonter l’oubli
à grands coups de rame
le courant s’entrouvre
une fille nue
au soleil de plage
fleur
cinq doigts
épines
le frelon musique
son odeur l’abat
tandis qu’elle roule
au ciel
en lambeaux
mais immaculée
ô
sculpture de chair à caresser
tombée nue derrière les noisetiers
bordant un chemin creux qui mène à l’eau
étreintes et plaintes de jouissance
sa blancheur de peau tachée de rousseur
viol de la statue
soubresauts
cadavre
souillé de terre d’herbes et de sperme
combien j’en ai déjà par trop roulé
entre mes doigts jaunis
des cigarettes
de volupté
celle que je fumais
l’allumant à la cendre d’un mégot
avant de l’écraser dans la nature
faisant monter le dur dégueulandis
de la toux sèche à ma gorge crispée
et je buvais à mon bidon un coup
de rouge aigre
pour arroser mon coeur
comme une plante grasse du désert
mise à la fenêtre d’un h l m
16
J’étais de ce monde simple
avec des trous aux chaussettes
mes orteils dans le taillis
lapins battant la mesure
ruisseau sans lit sur la carte
se souvenant de ses sources
sexe de paille amoureux
des grenouilles feuilles mortes
un gamin disant sa fable
bien à l’aise dans sa peau
sans penser au devenir
écorce de bouchon
cuir
ou aiguiser son rasoir
non pas encore poète
poète qui en a marre
parfois de tout
et souvent
dès qu’il juge trop étroite
sa cellule d’homme amer
où terriblement il chante
boîtes à musique éventrée
17
l’individu ne fait que troquer le métal
de ses chaînes
qui brille à l’œil des pies voleuses
où attire la dactylo à l’éventaire
du forain
où fait se tortiller la bigote
elles te permettront de rouler sur la neige
mais la neige tombe avec le calendrier
d’où dépasse la pierre plantée de l’hiver
qui marque les limites du vieux désespoir
pour un temps assorti de pieux recueillement
une civilisation qui pénètre en trombe
dans son âge mûr avec des regrets bleuis
et les fruits de la peur chaque jour sur sa table
de crever
subitement sa crise cardiaque
parce qu’elle ne sut se servir de son cœur
rien que pour l’amour arpenté de long en large
ou
du cancer
dont le nom déjà émerveille
gratté comme un sale bouton qui défigure
je te jouerai le grand cancer
celui que jalousent les musiciens
qui n’auront jamais le doigté subtil des poètes
mon père
me disait l’auguste
il meurt d’un cancer
hier retour des waters
il s’est tourné vers le christ
mis par les sœurs au-dessus de son lit d’hôpital
il l’a engueulé d’être cause de sa souffrance
mais il ne parle plus depuis son opération
du trou dans sa poitrine il cracha son émotion
le christ
tu en fus souillé une nouvelle fois
l’homme est mort
sans avoir de réponse à son insulte
combien il est plus triste
de voir pleurer un homme
plutôt que son enfant
l’éponge d’avenir
effilochée d’usage
n’effacera jamais
ce mot du tableau noir
douleur
douleur
douleur
rien qu’une larme adulte
définit mieux ce terme
qu’une ligne imprimée
dans un gros dictionnaire
sous une illustration
18
le désespoir qui m’avait tiré par l’oreille
au rythme du rhône
le long de son rivage
avait sa place marquée libre au campement
je l’avais basculé dans un fossé de route
juste à la hauteur de
saint-étienne-des-sorts
tant ce nom m’écorche la gorge d’épouvante
parce-que
me rappelant ma ville natale
l’enthousiaste poésie broyée aux étaux
ses places étroites plantées d’arbres malades
mains mortes tendues vers un ciel muet et sourd
ils espèrent qu’enfin se paie la lâcheté
alors que
dans une cinquième saison proche
des poings foutront sur la gueule des imbéciles
les clochers sont les chiens de garde du troupeau
qui moutonne
et puis chie par les tranchées des rues
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ô mon amour
vitriolé comme aux beaux jours
je pleure la haine dont tu m’as embué
les catins ne portent plus leur sexe en écharpe
tricolore
est un mot qui ravive leurs règles
dans quelle plaie mauve
gît la pierre précieuse
j’en ai tellement pourchassé
même en des saisons interdites
de ces perles de la nature
qu’il faudra bien
qu’en l’autre monde
le poids lourd de leurs indulgences
m’élimine de ce métier
de pêcheur au fond de l’eau trouble
où je cherchais la liberté
balancera mon inertie
retiendra mon je-m’en-foutisme
ces yeux furent les cataphotes
de ma route
dans cette nuit
quand se réverbèrent mes phares
par-delà l’épais brouillard blanc
qui dut langer ma vie d’enfant
bienheureusement né coiffé
filles
je ne pouvais lutter contre vous
parti battu d’avance
mais le sachant
à cause de l’image au cœur crucifié
depuis le jour
où mes ancêtres baissèrent
la tête
devant l’affreux dieu des barbares
montés
du sud
société
je me méfie
de la poigne sournoise de l’amitié
y laisserai-je mes dents de loup-garou
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elle
avait
son visage
de poupée
en effet
à la mode
suédoise
mais
mon dieu
qu’
elle se
déhanchait
trop à l’aise
dites-moi
quoi
pouvoir
faire ensemble
guêpe immense
on traduit
ah oui
vous
écrivez
des poèmes
on traduit
j’en écris
ouais
son cul
plus m’importe
tout d’un coup
j’étais seul
avec
lui
dans ce groupe
de nordiques
tête haute
je notais
tandis qu’
elle
posait
nue
devant moi
étrange
et
chaud modèle
face au peintre
bout de glace
qui s’inspire
se morfond
écriture
sois maudite
pour mon choix
œuvre d’art
imbécile
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j’écrivais de la prose
beaucoup de prose
des histoires vécues à grands coups de gueule
et de bon sang
et de sueur eau de mer
afin de me vider
trouver cet état
extatique
où je n’étais que poésie
corps de poésie
plume de poésie
main de poésie
papier de poésie
je me torche les rives du trou de balle
de l’opinion dentelle blanche des autres
qu’ils glandouillent à tous les vents
moi je bande
et ma flèche humide atteint la basse cible
qu’exhibent
mains balantes
les femmes nues
ostie dressée par les prêtres de l’abîme
tête à l’envers
où pointe d’élévation
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la pleine lune de décembre
elle est tombée cette année-là
entre noël et jour de l’an
avec mon retour en ces ruines
aussitôt me poignarde au cœur
pas le moindre sursaut d’insecte
n’étincelle la terre glabre
ses entrailles ouvertes
froides
épines de hérisson
gel
où mon pas se plante hésitant
tout est ténèbre de silence
j’entends battre la mécanique
de mon sang qui
lui
veut survivre
jusqu’à la remontée de sève
afin de faire la jonction
on ne devrait jamais se plaindre
du manteau lourd de la chaleur
ni du soleil trop grand ouvert
dans l’œil d’étonnement des filles
d’une sécheresse de bois mort cassé
l’hiver
en provence
j’apportais ma poubelle de froid
dilapidée dès le parallèle trente trois
j’errais à travers les ruines d’
oppède
aux aguets
dans l’attente anxieuse de l’éclatement des pierres
du croulement des murs
de l’apparition des morts
aux encoignures les escargots clignaient de bave
et
le vent du silence était un monstre assoupi
23
là
je me forçais à découvrir
un seul soupir de déséquilibre
qui m’aurait donné barre
sur vous
dans votre course vers la rivière
la moindre chose portant à faux
sous ma surveillance exacerbée
je la palpais d’une vive poigne
la paume aux angles de volupté
à me tirailler en franc-tireur
des yeux mettent mon cœur en charpie
et je m’incline
sans plus parler
devant la justesse de leur feu
vous avez deviné
combien j’erre
dans un monde qui tant me dépasse
à la recherche de la caverne
y réfugier ma richesse acquise
afin de froide désespérance
parvenir à gonfler ma poitrine
aux colorées dimensions immenses
de ce que je portais dans ma tête
trois paroles de vie (valent jeu) sept années d’écritures
Editions plein chant (cahiers hsf/6), 16120 Bassac, 1976
Du même auteur :
Par ces temps (28/07/2016)
un manoeuvre n’en fait qu’à sa forte tête ... (0 – 16) (21/01/2020)
un manoeuvre n’en fait qu’à sa forte tête ... (17 – 29) (21/01/2021)
pape un enfant de chœur sur la touche (1-10) (21/01/2022)
Llywarch-Hen (vers 490 – vers 590) : La neige
La neige
Mordant est le vent et nue la colline,
il est difficile de trouver un abri,
le gué est troublé, gelé le lac.
Vague après vague roulent vers le rivage,
bruyants sont les cris au faîte des collines,
- s’il n’y a qu’un seul juste, qu’il approche –
Froid est le lac sous la tempête de l’hiver,
les tiges des roseaux sont raides.
- Heureux qui voit la poutre en sa poitrine. –
Froid est le lit du poisson en ses draps de glace,
maigre le cerf, le faîte des roseaux bouge et se plie,
le soir est bref, courbés sont les arbres.
Que la blanche neige tombe et se répande !...
les guerriers se hâtent vers les combats,
froids sont les lacs privés des bienfaits de la chaleur.
Que la neige tombe à la surface de la glace !...
Rapide, le vent frôle les cimes des grands arbres.
- Solide est le bouclier sur l’épaule du brave. –
Que la neige tombe blanche et gelée !...
- Inutile est le bouclier sur l’épaule d’un vieillard. -
Le vent est très haut, il est glacé.
Que la neige tombe et recouvre le val !...
Les guerriers se hâtent vers les combats,
et moi je ne le peux tant sont lourdes mes fatigues.
Que la neige tombe sur la pente !...
Mon épée est prisonnière, le bétail maigre,
le froid n’est guère agréable en ce jour.
Que la neige tombe ! blanche est la région des montagnes,
nue est la charpente du navire sur la mer.
- Trop d’hommes s’égarent en de vains bavardages –
Des mains dorées s’agitent autour des cornes, les cornes sont levées,
froid est le ruisseau, brillant le ciel,
bref le soir, accablées sont les cimes des arbres.
La nuit est longue, nue la lande, blanche la falaise,
grise la mouette élégante au bord du précipice,
rudes sont les mers. Il y aura de la pluie.
Le vent est sec, humide le chemin,
la vallée reprend son primitif aspect,
les tiges des chardons sont froides, maigres sont les cerfs,
brillante est la rivière. Il fera beau.
Le temps est sale sur la montagne, les rivières se troublent,
des torrents inonderont le sol des villes
et la terre sera comparable à l’océan.
Traduit du gallois par Jean Markale
in, « Les grands bardes gallois »
Editions Jean Picollec, 1981
Du même auteur : Les calendes de l’hiver (20/01/2022)