Jean – Philippe Salabreuil (1940 – 1969) : Un printemps
Un printemps
(Et moi c’est un printemps
Crochu par mes travers d’eau blanche
Mes détours d’ombre mon plan
De ciel fouetté de graves branches
Un mur oblique où le soleil
Jette ses bûches de sommeil
Où tremble une petite rosée vieille
Comme sueurs et larmes aux pointes d’un
Noir fond d’herbe noire un œil un
Velours incertain d’entre les tiens merveille
Ancienne ou bien déjà nouvelle objet
Plus clair obscur on ne sait de quel doigt de jais
D’argent que l’astre à demi pris de neige
Et de ténèbre en son éternité profonde ô toi
C’est un printemps bouclé d’épaules en toi
De poignets bracelés de mes mains cet âge
Venu d’aimer aux cimes du jour et gravir
A genoux les degrés d’écume du frisson tenir
Entre soi le torrent de ce pic à ce gouffre
Eclatant d’ongles et d’os entre toi
Belle versée pente de lys et moi le poids
Sombre du roc au creux de toi cette source qui souffre
Un siècle aux bords faillis aux corps noués jusqu’un détroit
Cette coulée de vie de feu entre toi morte et moi.)
Editions Gallimard
Du même auteur :
Adieu (07/06/2015)
Petite fanfare funèbre (07/06/2016)
Je t’apprends à mourir (07/06/2017)
Jean – Pierre Faye (1925 -) : « Un peuple s’étend... »
Un peuple s’étend aussi, mais parle par langues
se divise et se réunit, par
les yeux et les femmes et la parole
et par les doigts ou les bras
sur les bancs de bois, devant la bière, les warmi (*)
et le vin, le sucre peint et sculpté
en parlant les langues à la fois
et même en les mêlant un peu, celles-là
ou celles-ci, celles qui se disent
ici contre l’écusson de grès martelé
ou là contre les murs rasés et près des parpaings crevés
sur le bec de crête, ou derrière le remblai des rails
les coupoles bleues de faïence ou les cuves de gomme bouillante
se retrouvant partout dans le mélange
et se retrouvant pour parler après le travail
et dans la pause en fumant, ou par
dessus le vacarme des chaînes
et tout en lavant les entailles
concentriques, séchées au bout des doigts
avant la sortie, revenant
par la crête au pays de filles éventrées
un village sans heure
à dire, sinon dans la voix et avec
la gorge, pleine de couteaux
sans patience, et les voix coupées
la voix et le peuple taillés au couteau
les visages de fer et ceux des joueurs de ballon
ceux qui sont retranchés et ceux
qui ont encore à dire, les uns
et les autres, ceux qui se divisent
et se retrouvent, ou taillent les corps
par le fer, le plomb et le cuivre
çà et là, tatouant les visages
nouveaux, recommençant aussi les visages
et les déchirant, plus vite qu’un papier
mal coupé et taché, allant et venant
à travers les seuls extrêmes
ce qui a lieu, on ne sait
où le maintenir et comment
le voir, à l’heure
de basculer avec le rebord
de grès et l’herbe rouge
dans ce qui est sans couleur, avec
le taillis des fers de lance
confondus, plantés
contre la pente, la lisière
retournée au-dedans
(*) warmi : femme, en quechua
Couleurs pliées
Editions Gallimard, 1965
Du même auteur :
« Le chemin noir vers l’eau retrouvée… » (14/12/2015)
« Le visage qui va… » (14/12/2016)
Partage des eaux (14/12/2017)
Droit de suite. I (14/12/2018)
Jean – Pierre Duprey (1930 – 1959) : Saveur d’homme
Saveur d’homme
Donnez-moi de quoi changer les pierres,
De quoi me faire des yeux
Avec autre chose que ma chair
Et des os avec la couleur de l'air ;
Et changez l'air dont j'étouffe
En un soupir qui le respire
Et me porte ma valise
De porte en porte ;
Qu'à ce soupir je pense : sourire
Derrière une autre porte.
Détestable saveur d'homme.
En vérité, une main ne tremble
Que pour vieillir sa mémoire ;
L'autre ne vieillit que d'avoir
Trop bougé de vie depuis le temps
Où le monde l'a basculée
Dans l'histoire du temps et du moment,
Qui, sans jamais se ressembler,
Se retrouve à chaque instant
Dans le sac noirci de son éternité.
La fin et la manière
Editions Le Soleil noir, 1965
Du même auteur :
Une rivière coulait au milieu d’un bois (13/12/2016)
Où que j’erre (13/12/2017)
Le condamné à vivre (13/12/2018)
Gilberte H. Dallas (1918 – 1960) : « A Vincent Van Gogh…”
V
A Vincent Van Gogh
Dans la chambre hermétique et sur les routes de chrome plus closes encore, où
vit ton amour
Je t’ai vu.
J’ai vu ton sang éclos en de grands tournesols, stigmates jaillissants de tes
mains comme de splendides soleils de quatorze juillet aux mains des facteurs et
des bougnats ;
Perpétuelles toccatas de feu dans l’outremer de ta gloire.
Alphabets de Soleils
Editions Seghers, 1952
Du même auteur :
« Des soleils noirs… » (12/12/2016)
« J’ai plongé mon avide soif… » (12/12/2017)
« Les ancolies d’ébène... » (12/12/2018)
Anna – Elisabeth de Noailles (1876 – 1933) : L’Empreinte
L’Empreinte
Je m’appuierai si bien et si fort à la vie,
D’une si rude étreinte et d’un tel serrement,
Qu’avant que la douceur du jour me soit ravie
Elle s’échauffera de mon enlacement.
La mer, abondamment sur le monde étalée,
Gardera, dans la route errante de son eau,
Le goût de ma douleur qui est âcre et salée
Et sur les jours mouvants roule comme un bateau.
Je laisserai de moi dans le pli des collines
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,
Et la cigale assise aux branches de l’épine
Fera vibrer le cri strident de mon désir.
Dans les champs printaniers la verdure nouvelle
Et le gazon touffu sur les bords des fossés
Sentiront palpiter et fuir comme des ailes
Les ombres de mes mains qui les ont tant pressés.
La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l’air ma persistante odeur,
Et sur l’abattement de la tristesse humaine
Je laisserai la forme unique de mon cœur...
Le Cœur innombrable
Calmann- Lévy, Editeur, 1901
Du même auteur :
T'aimer… » (08/10/2016)
Il fera longtemps clair ce soir (08/10/2017)
Offrande à la nature (07/10/2018
Renée Vivien (1877 – 1909) : Vers le nord
Vers le nord
Les mouettes s’en vont vers la mer, vers le nord,
Affermissant leur vol pour la lutte et l’effort,
L’air du large frissonne et souffle dans leurs ailes...
Les mouettes s’en vont vers la mer, vers le nord...
L’air du large frissonne et souffle dans leurs ailes,
Elles vont vers le nord aux neiges solennelles,
L’ondoyant infini ruisselle sous leurs yeux...
Elles vont vers le nord aux neiges solennelles...
Elles vont vers le rêve et le charme des cieux
Délicats et changeant comme une âme d’opale...
Ah ! Les lointains voilés, la neige virginale
Qui réfléchit l’azur atténué des cieux !
Elles vont vers la brume où flottent les fantômes,
Les pâles arcs-en-ciel, les glaciers et les dômes
Des montagnes, des fjords aux eaux froides, l’hiver,
Les roches et la brume où flottent les fantômes...
Le vent du nord s’élève au profond de l’éther :
L’odeur de l’océan est son baiser amer.
Voici que s’affranchit et roule dans l’espace
Le vent du nord, l’esprit glorieux de l’hiver...
Et, magnifiquement ivres de l’air qui passe,
Affermissant leur vol pour la lutte et l’effort,
Les mouettes s’en vont vers la mer, vers le nord.
Evocations
Alphonse Lemerre éditeur,1903
Du même auteur :
Victoire (06/11/2014)
Nocturne (06/11/2015)
Devant l’été (06/11/2016)
Jean - Pierre Schlunegger (1925 - 1964) : Le basilic
Le basilic
Et la fermière aux mains de sel, dès l’aube
S’avance dans la cour, lavande et basilic
Au poing, parmi les poules noires
Baignant dans une aurore d’églantine...
Le monde est un feu de copeaux légers,
On dirait qu’un champagne éblouissant arrose
Les genêts d’or de la poitrine incandescente,
Et je vois dans le soleil bleu ce boulanger
Qui va sur les chemins de seigle et de farine
Vers la ferme lointaine où l’amour lui fait signe.
La Pierre allumée, suivie de La Chambre du musicien,
Editions A la Baconnière, Neuchâtel (Suisse), 1962.
Du même auteur :
Postface (09/12/2015)
Le mur (09/12/2016)
Quand je me trouve seul (09/12/2017)
Retour (09/12/12/2019)
Mellin de Saint-Gelais (1491 – 1558) : « Il n’est point tant de barques à Venise ... »
Il n’est point tant de barques à Venise,
D’huîtres à Bourg, de lièvres en Champagne,
D'ours en Savoie, et de veaux en Bretagne,
De cygnes blancs le long de la Tamise ;
Ni tant d’amours se traitant en l’église,
De différends aux peuples d’Allemagne,
Ni tant de gloire à un seigneur d’Espagne,
Ni tant se trouve à la cour de feintise ;
Ni tant y a de monstres en l’Afrique,
D’opinions en une République,
Ni de pardons à Rome un jour de fête ;
Ni d’avarice aux hommes de pratique,
Ni d’arguments en une Sorbonnique,
Que ma mie a de lunes en la tête.
Oeuvres poétiques complètes
Editions Prosper Blanchemain, 1873
Du même auteur : Treizain (08/12/2018)
Alain Jégou (1948 – 2013) : « Au cul des navires... »
Au cul des navires, en route vers l’horizon fuyant, les premiers rayons
clignotent et se liquéfient dans le sillage des pales. Le soleil aime faire ses
ablutions dans le sillon tracé par les rafiots de pêche qui piaffent et se
démènent pour rattraper la nuit. Enervés comme des purs sangs, soucieux
de brouter la rosée sur le dos de l’infini, ils soufflent et fument des naseaux
dans la fraicheur docile du jour à peine éclos.
Passe Ouest suivi de Ikaria LO 686070
Editions Apogée, 35000 Rennes, 2007
Du même auteur :
« Sans forfanterie aucune… » (29/09/2014)
« Coincées entre la coque et le vivier … » (07/12/2015)
Toull Lech’id (07/12/2016)
« marcher sur des chemins provisoires… » (07/12/2017)
Lorient-Keroman (07/12/2018)
Prune Mateo (1978 -) : Les jours obscurs
Les jours obscurs
o
on peut regarder le ciel très longtemps
oo
o
notre appartement
à Orlando
avait vue sur la baie
des heures
fixant les eaux
proche de m’assoupir
toujours attendre
jusqu’à ce que rien ne soit stable
oo
o
des heures
à
fixer les eaux
jusqu’à ce que tout s’évanouisse
l’eau est
ce vide
qui ne trouve pas de forme
il faudrait parler
agir
mais mes yeux prisonniers
cherchent
le seul vertige
oo
o
au début j’ai cru que c’était
la fatigue
ou l’ennui
c’est autre chose
une personne normale
n’est pas censée regarder
les
choses si longtemps
oo
o
avec tant d’espoir
oo
o
mes yeux s’échappent
au-delà de la ville
et j’ai l’impression
d’être
plusieurs personnes
oo
o
l’une d’elle est ici
à la fenêtre elle
contemple
le temps qui passe
sur
la place ensommeillée
mais je continue de croire qu’une autre quelque part
est en train de vivre ma vie
oo
o
des fois j’ai l’impression
d’avoir
mis en route une machine
dans ma tête
et j’aurais oublié de quoi il s’agissait au départ
maintenant c’est une voix rauque
qui parle à ma place
et décide généralement que les choses
ne valent
pas la peine d’être faites
oo
o
des hirondelles
des hirondelles en nombre
perdues
peut-être l’océan
oui
comment peut-on imaginer
oo
o
Derrière les cyprès
là où le jour tombe
sans hésiter
saute du pont
le danger est inutile
nos peurs sont inutiles
oublie tout çà
Regarde en bas
ce même vide chaque fois
oo
In, Revue « Conséquence,#2 »,2017