Alain Mabanckou (1966 -) : La légende de l’errance.2
Alain Mabanckou au Collège de France, 17 mars 2016 (JACQUES DEMARTHON / AFP)
La légende de l’errance
2. LA NOUVELLE
C’est ici que s’achève la course du soleil
Avec lui, les jours se retirent
dans le cimetière des éléphants
Les chiens du village ont aboyé
La nouvelle a franchi les dunes
et a blessé l’innocence de l’herbe...
J’apprends aujourd’hui
que maman est morte dans les montagnes
que demain c’est l’enterrement
J’ai peur du vide
j’ai peur de la nuit
de l’ombre qui se déploie
de ma silhouette qui se courbe
J’ai peur
du silence
j’ai peur
J’entends la voix d’une enfant
qui pleure dans le voile de la nuit
ses sanglots fermentent le chagrin
que je porte au bout de l’errance
Longue sera la traversée
pour gagner les sentes de nos forêts
le songe se portera en bandoulière
comme viatique
Je me retourne maintenant vers l’ombre
Des draps blancs déchirent les ténèbres
Sa voix s’est exilée
dans une prairie de la mort
La solitude a gravé un visage de pierre
sur le miroir brisé des jours
Je me dirige vers la concession
Je tiens Claude par la main droite
et Boris par la main gauche
Nous allons revoir l’enclos
en passant par la pente fangeuse des cochons...
Les figuiers et les orangers ont donné
des fruits qui éclatent de mille couleurs
en plein jour
Des oiseaux et des reptiles se gavent
Des chats squelettiques rôdent autour
de la masure
La porte ne se referme plus
Sans doute viens-tu la nuit
recompter le bétail...
Tu nous fais signe de l’autre côté
de ne pas nous approcher jusqu’à l’affluent
où se reposent les soleils
épuisés par la transhumance...
Nous entrons dans le manoir
Tout au fond, dans la pénombre,
un grabat en lianes
un gobelet en plastique
une cuillère en bois
une assiette
des feuilles de tabac...
Il faut descendre la colline
pour lire l’épitaphe
qui date le jour de la pérégrination
Vendredi 17 mars...
On dit que la mort est venue
de ce buisson d’acacias
Elle s’est reposée devant ce kapokier
Le sursis d’un jour te fut accordé
On dit que la nouvelle
se murmurait sur toutes les lèvres
Que tu ramassais les brindilles dans la cour
pour attiser un feu
devant le froid de la mort
On dit que tu parlais seule
Tu riais
Tu te levais mais n’allais pas loin
On dit que tu rentrais les poules
le soir
tu allumais une bougie
Et quand la lune s’essoufflait dans l’écume
austère des nuages,
tu poussais la porte du manoir
et la calais avec un brique de terre cuite...
Le ciel pleurait à grosses larmes
vendredi 17 mars à Dolisie
Le ciel pleurait à grosses larmes
Tu as titubé sur ton grabat
Des voix provenaient de dehors
Des voix que tout le monde n’entend pas
Un tonnerre s’est abattu sur la crête de l’arbre
généalogique
Tu as plié un genou
puis l’autre...
Ainsi soit-il
oui
ainsi soit-il
Laissez-moi à présent seul
regarder l’horizon
jusqu’au prochain pont
qui lie la vie à la mort
Je refuse le cycle des saisons
le vent de la résignation
Je refuse la métamorphose des fleurs
Je refuse
Je veux regarder le passé
à travers les prunelles closes de ses yeux
Je veux n’être qu’une pierre usée
sur les ruines du temps
un dolmen
élevé sur le relief de ce cimetière
abandonné
Peut-être que la pluie s’exilera
au-delà des collines
et que s’élèvera enfin l’arc-en-ciel
de l’apaisement
Peut-être que le temps traversera
la lame de mes peines
et que le vent soufflera sur les feuilles mortes
Peut-être que la source de mes larmes
tarira
avec l’éclat du soleil
Peut-être
Mais il manquera au ciel
l’azur des matins évadés
par la faille de l’aurore originelle
Et puis
je repartirai
Je marcherai dans la forêt
J’écarterai les lianes sèches
pour déboucher sur une clairière
Je marcherai
Je m’arrêterai de temps à autre
devant une pierre
pour affûter ma solitude épuisée
Je marcherai le jour
Je marcherai la nuit
J’irai
J’irai planter l’arbre de ma douleur
sur les terres humides
du silence près de sa tombe
J’habiterai les buissons
de lantanas
Je tournerai le dos au soleil
au jour
pour n’entendre que le timbre de sa voix
au milieu de la nuit
Ainsi soit-il...
La légende de l’errance
Editions de L’Harmattan, 1995
Du même auteur :
A ma mère (28/03/2015)
Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)
Les arbres aussi versent des larmes. II (28/04/2019)
Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)
Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)
Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)
La légende de l’errance.1 (27/04/2023)