Claude Vigée (1921 -2020) : Hors des matrices du sel
Photo Archives L’A.M.I.
Hors des matrices du sel
Nœud de rouages noirs,
métal solitaire qui manque,
ton désir s’incarne aujourd’hui
dans ces grands oiseaux-voiliers imprévisibles
aérolithes du silence
soudain naissant d’arcs noirs et blancs entrecroisés,
échappés victorieux à l’origine aveugle,
au plus dense de l’espace bleuissant
qui asphyxie les simples créatures.
Ils disent le commencement des anges exilés
avides d’apparaître ici et maintenant
comme une fracture dans la roche sans défaut :
ils font irruption sur la toile du monde,
voués à la conquête
d’une gloire à venir déjà rayée par le destin —
(saisis encore
dans le tournoiement brutal de la naissance,
avec l’énergie et l’excès discordants
d’un vouloir-vivre sans frein
qui se détruira lui-même, dans sa lancée impitoyable
vers l’ici. Mais ne serait-ce plutôt
un petit mot vide de sang, comme : où?
Le cri de naître est partout, et le lieu du sens
nulle part.)
Pourtant, quelque chose surgit :
Explosion d’aigles jumeaux
qui s’attaquent et se déchirent en plein vol,
lutte ou étreinte primitive, ruée des forces nues !
en jaillissant, déjà, formes elles sont devenues,
Deux séraphins aux ramiges flamboyantes,
que le vent d’Est chauffe à blanc : arbre double
criant avec le souffle hors de l’obscur céleste,
dans le lieu bleu du temps premier perdu si loin, là-bas,
jadis jamais ou nulle part — au lieu même du cœur —
toujours déjà enseveli dans l’espace antérieur !
Matrice souterraine, ville antique et secrète,
de toi l’embryon de notre âme se dégage avec douleur ;
comme le cri d’un feu muet, la parole fœtale
s’extrait de l’épaisseur des parois d’anthracite.
Elle s’arrache aux fonds mentaux du labyrinthe
com m e si elle savait q u ’un jour, par impossible,
elle déferlerait
sur quelque volupté d’enfance défendue
en rampant patiemment par la forêt fossile
vers la bouche de puits utérine
couronnée d’une meule de poussière noire,
la nuit de Lilith diffractée dans les vertèbres angéliques
à tra v e rs l’hum ide poudre d ’ossements grise
aux exsudats gelés de matières cristallines.
Leurs arêtes coupantes, feu et glace mêlés
se m u en t en lentes coulées placentaires salées,
sillonnées d’artérioles blessées :
racines sectionnées
que tache à l’entour de chaque plaie
une flaque immobile de sang frais, écarlate.
Les corps de braise que soulevait cette sève dorée
bourgeonnent et fermentent en mamelons solaires :
offrandes féminines tendues
vers le massif de diamant viril,
le mont du givre inaccessible
au profil acéré d’éclair
taillé au cœur intact du domaine du père,
là où est situé
le vrai pays dont rêve la poussière du monde,
quand elle se souvient, le soir, dans le désert,
des nébuleuses vertes où grondait la tendresse
comme le chan t secret du temps dans la rivière
qui émergea première, — jadis mais pas encore — ,
du trou profond du crâne, du ventre originel.
1979
Revue Po&sie, N°12
Belin éditeur, 1980
Du même auteur :
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