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Le bar à poèmes
27 avril 2023

Alain Mabanckou (1966 -) : La légende de l’errance.I

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La légende de l’errance

 

1. PRESAGES

 

La distance se dilue

dans la géographie de l’urgence

La douleur côtoie les eucalyptus

qui bordent les terres lointaines

 

 

 

S’ouvre une plaie profonde

sur la peau tendue du désamour

nourri d’herbes d’errance

 

 

 

Voici la patrie toute nue

avec une lune rachitique

crucifiée au faîte de l’incertitude

 

 

 

La patrie toute nue

au pied de la mémoire

 

De loin, son ombre esseulée qui avance

jusqu’à la frontière de l’errance

Elle bute encore

contre le gypse coriace de l’amnésie

 

 

 

La nuit cherche le jour égaré

dans les ramifications arbustives

des songes inachevés

 

 

 

Une lueur épuisée provient d’un antre

columbarium déserté par les esprits

 

Des chauve-souris apeurées

par les fracas des pas sur les feuilles mortes

 

Apparaît le spectre d’un soleil éteint

captif d’un labyrinthe d’araignées

 

 

 

Dans les ténèbres de l’errance

le songe est le seul point lumineux

Mais il meurt dans le gosier de l’engoulevent

 

 

 

Voici la patrie

 

Le relief s’élance

efflanqué

au milieu d’une flore parsemée

 

 

 

La geste se lit sur les formes rupestres

où l’âge a sculpté la pierre

dans ses moindres détails

 

Chaque nervure sur le rocher

rappelle une branche déchue

de l’arbre généalogique

 

 

 

Il faut à présent les battements des cils

pour que se dresse à l’horizon

le point de repère des espaces détournés

par l’habitude d’errance

 

 

 

Lourde est la paupière

le sommeil élève les dunes

de la défaillance

 

 

 

L’éveil atermoie la paresse de la rétine

 

Marcher

La halte est à mille lieues d’ici

 

 

 

Les raidillons se brouillent

dans la forêt dense

Marcher

Marcher encore

Suivre sans mots dire

l’allure de l’affluent

qui se presse vers l’embouchure

 

 

 

Un sillage

 

Sous le ciel cendreux

la somme des semailles dévastées

par l’ingratitude pérenne des pluies

 

 

 

Un amas de pierres

 

La terre creusée en profondeur

et retournée au gré des saisons

 

 

 

Les vents soulèvent les balayures

dans un tourbillon,

 

Demeurent pourtant les souvenirs

sur ces bouts de bois

à moitié consumés

 

 

 

Demeurent la cendre

qui couvre le feu de la réminiscence

Et ces silhouettes debout

ombres parmi les ombres

 

 

 

Ces silhouettes qui défilent

ombres après ombres

 

 

 

Ces voix nocturnes dans les buissons

Ces troupeaux de cerfs

qui brament le long de la rivière

Ces squelettes de passereaux

qui se raccrochent désespérément

sur les fils barbelés

 

Toutes ces silhouettes

ombres après ombres

 

 

Voici la patrie toute nue

 

 

 

Ici la rivière espère une saison de pluie

aussi longue que la traversée du désert

Le ventre creux de la terre

revendique sa nubilité à la mousse usée

 

 

 

L’âge ne se reconnaît pas

sur le miroir lunatique de l’affluent

Le courant n’y est pour rien

si les congres ne mordent plus à l’hameçon

 

 

 

Des traits tirés

par la fatigue du labeur

Ici la terre incube depuis longtemps la pierre

 

 

 

Et puis ces femmes

ces enfants et ces hommes

qui descendent la colline

en file indienne

 

 

 

Ces femmes

ces enfants et ces hommes

épuisés qui étanchent leur soif

les pieds dans la ravine

 

 

 

C’est le jour qui s’achève

lentement

déployant ses rides

sur le visage ému du ciel

 

 

 

L’autrefois se replie dans le silence

des urnes cinéraires

 

La mémoire presse le pas

et enjambe le gué de l’oubli

Voici la patrie toute nue

 

 

 

L’herbe paraît moins haute

que cette prairie de songes

irriguée par l’habitude des distances

 

L’œil ne se trompe guère de contrée

La terre est blanchâtre

avec le même goût de kaolin

 

 

 

Au bout

la lassitude du mouvement

la spirale déliée

 

L’Espace s’enfonce maintenant

dans le sein de la falaise

et le vie s’engorge

au milieu des blocs erratiques

 

 

 

Là-bas

c’était un pré

l’herbe grasse abondait pour le bétail

le berger se reposait sur cette pierre

sous le flamboyant épanoui

pour entendre la stridulation des cigales

 

 

 

Cette montagne se déplaçait

de lune en lune

pour repousser les cyclones qui bravaient

les toits en chaume

 

 

 

Et ici, les vestiges d’un champ

 

Une sente résiste à l’assaut des fougères

Des champignons croissent

Sur les contorsions d’un rônier abattu

Des manches de boyaux

Une grosse marmite en aluminium renversée

au bord de la ravine

le couvercle traîne un peu plus loin...

 

Des brindilles

De la cendre

Deux blocs de silex

pour l’invention du feu...

 

 

 

Des moutons qui ruminent sous les filaos

effeuillés

et apaisent leurs démangeaisons

contre les encoignures des bâtisses

en terre à foulon

 

 

 

Une route de latérite traverse les habitations

Elle attend

Elle attend depuis des pleines lunes

le passage d’une automobile

 

 

 

Les larmes de l’herbe fauchée

se confondent avec la rosée

 

La vie est passée par ici

rasant les cimes de l’espoir

L’écorce de ce figuier porte les traces

de la légende de l’errance

 

 

 

Un couple de hérons survole le ciel

lent dans son envol

comme le jour qui se retire

sur la plante des pieds

 

 

 

Les chiens n’interprètent plus le patois

des ténèbres

Seul le vent chuchote à la nuit désemparée

le refrain des prochaines oraisons

 

 

 

L’ululement des effraies

 

C’est la nuit qui hante la nuit

et l’annonce d’une nouvelle

 

 

La légende de l’errance

Editions de L’Harmattan, 1995

Du même auteur :

A ma mère (28/03/2015)

Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)

Les arbres aussi versent des larmes. II (28/04/2019)

Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)

Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)

Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)

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