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Le bar à poèmes
19 novembre 2023

Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (VII)

AVT_Richard-Rognet_692[1]

 

Elégie pour le temps de vivre (VII)

 

......................................................................

Le temps nous use, il faut partir vers

d’autres horizons. Les rosiers défleuris

gomment le jour, une tristesse presque

douce pend aux arbres immobiles,

 

un chat descend d’un mur sans savoir

où aller, quelqu’un, derrière sa fenêtre,

tente de réunir les ombres que sa solitude,

sa lente et lourde solitude, a jetées

 

n’importe où, comme des mots de trop,

des gestes vains, des linges sales. Elles

portaient, ces ombres, en leur légèreté,

 

le souvenir des roses et des amours enfuies.

Il nous use, le temps. Les autres horizons

ne sont que les regards de ceux qu’on délaissa.

 

 

Minuscule rumeur d’une source en été.

Un mur de pierres nues quémande une

caresse – celle d’une main , peut-être,

 

ou celle des étoiles, la nuit, quand l’homme

et la terre s’allient, quand en fermant

mes volets sur les champs engourdis

 

s’envole pesamment un hibou dérangé,

ou que s’arrête, entre les herbes hautes,

un petit animal dont j’ignore le nom –

 

un nom mystérieux que seule une source

d’été saurait prononcer sans rien trahir

du monde – la source, vous savez, qui

 

traverse mes rêves ou mon demi-sommeil,

comme un rire imprévu, un bruit de feu échevelé.

 

 

Le vent, toute la nuit, a ronchonné, et ce matin,

dans le jour encore gris, j’ai senti la fatigue

des arbres et des fleurs. Je me suis

rappelé le vent de mon enfance, lorsque

 

je demandais, pour le calmer, que ma

mère dépose, au bord de la fenêtre,

une ou deux friandises. Je pensais qu’il

souffrait s’il se plaignait ainsi, j’aurais

 

voulu répondre à sa voix tourmentée,

me glisser contre lui, envelopper son

impalpable corps, lui dire qu’un enfant,

 

même s’il ne comprenait pas l’inquiétude

du monde, pouvait franchir l’invisible sans

trébucher ni prendre garde au temps qui va.

 

 

Après tant et tant de pluie, il fallait

bien que s’étranglent les nuages et

que se reconstruise la forteresse

du soleil. Tout commence au fond du parc,

 

les merles ragaillardis enchantent la lumière,

les herbes qu’on dit mauvaises, avec

les roses à moitié mortes, les cosmos,

les soucis, le romarin, célèbrent

 

à nouveau la vie autour de la maison.

Tout recommence, on est rassuré, on sent

qu’un souffle venu des champs se pose

 

calmement sur notre solitude. On

pourra lire encore, dans l’air apaisé,

les méticuleuses arabesques du temps.

 

 

Toutes les pommes sont tombées avant d’avoir

mûri – non, un seule, sur une branche

haute, semble avoir échappé à  cette

débandade. Est-ce merveille ? est-ce

 

danger ? Je vis comme elle entre ces deux

extrêmes, et c’est cela mon aventure, mon

rêve impénétrable, toujours inachevé, mon pays

d’ombre, de lumière, de remise en question,

 

pays d’ailleurs, frisson d’étoile, aube

égarée, vertige. Ah ! ce souffle discret,

entre abandon et veille, qui déjà traversait

 

mon enfance, lorsque seul j’empruntais

le chemin qui conduisait mes pas, jusqu’à

l’étang figé où mouraient mes reflets.

 

 

Il ne fallait pas regarder aussi négligemment

les étoiles. Leurs sœurs, les pierres, n’ont pas

accepté de garder en mémoire le toucher

 

de tes paumes. Tu veux oublier ce malheur

en caressant des yeux  les fleurs sauvages

du talus où tu s t’asseoir. Tu

te rappelles le sang des champs de

 

coquelicots, l’or des pentes comblées de genêts,

les clairières grouillantes d’épilobes ou

de digitales. Peut-être que ces souvenirs

t’aideront à regagner la faveur des étoiles

 

et que ta vie retrouvera la paix d’un jardin,

au début de la nuit, quand peu à peu,

elles commencent à trouer le ciel – les étoiles.

 

 

Ne vous éloignez pas, ils sont près de chez

vous ceux qui vous aimèrent sans que vous

l’ayez su – à chaque pas que vous faites autour

de votre maison, dans les bois, les champs

 

et les endroits vivants prêts à vous révéler

d’autres endroits cachés, quelque part,

dans le temps, à chaque regard que vous

posez sur les pentes, les cimes, le nuages,

 

lorsque vous ne pouvez plus retenir vos

larmes. Mais ce matin, les cieux vous semblent

si friables que vous ignorez comment vous

 

allez faire pour éveiller vos souvenirs,

tout près de ceux qui vous aimèrent et dont

la voix confuse cogne dans votre cœur.

 

 

Tu cherches un passage dans la tiédeur

du soir, un parfum poivré monte derrière

les haies, quelques feuilles s’agitent, pas

un souffle pourtant ne chemine dans l’air,

 

tu entends quelques bruits qui rampent

sur la terre, une chauve-souris écrit

dans l’espace un poème éphémère qu’il

te semble avoir lu dans un songe lointain,

 

l’obscurité avale les dernières lueurs,

tu te replies en toi, tu te sens si petit,

si fragile, si près de disparaître que

tu te dis qu’il serait doux de mourir,

 

en cherchant un passage dans la tiédeur

du soir, juste avant la tombée de la nuit.

 

 

Les personnages qui se promènent en moi ne

ressemblent à rien de connu. Il y a le soldat

ventriloque qui abat tout ce qui bouge,

la fille sans visage qui ne se donne qu’aux

 

fripons, le garçon solitaire qui se veut sans

attaches et qui ne cesse d’en rêver, le veuf

désabusé qui regarde le jour décliner avec

indifférence, il y a une fée-tambour qui

 

frappe plus fort qu’un orage, un ogre

sans repentir, plusieurs enfants incorrigibles,

des foules et des foules de vieillards

 

méchants comme une pluie acide, et qui

me disent de bien observer, dans le désordre

de la vie, la tombe où je mettrai les pieds.

 

 

Tu es venu avec ton regard d’ailleurs, ce

regard immuable où je n’ai jamais pu

reconnaître le mien, tu es au cœur de

l’été, c’est certain, avec ses hâtes, ses

 

joies de plantes dorlotées par la brise,

ces tous petits sursauts d’oiseaux à la porte

du crépuscule, tu es venu comme s’il

fallait qu’en moi j’accueille une étoile

 

menacée par une autre étoile – mais qui

es-tu ? qui donc es-tu ? je ne suis qu’un

passeur que le temps malfaisant écrabouille,

 

un égaré qui aimerait savoir si ton regard

n’est pas celui des morts qui ont accumulé

tant de cafard et de grisaille dans mon corps.

...........................................................................

 

 

Elégies pour le temps de vivre

Editions Gallimard, 2012

Du même auteur :

 « Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)

Elégie pour le temps de vivre (I) (12/12/2015)

Elégie pour le temps de vivre (II) (19/11/2017)

Elégie pour le temps de vivre (III) (19/11/2018)

Elégie pour le temps de vivre (IV) (19/11/2019)

Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)

« N’allez pas croire... » (19/11/2021)

Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)

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