Elégie pour le temps de vivre (VII)
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Le temps nous use, il faut partir vers
d’autres horizons. Les rosiers défleuris
gomment le jour, une tristesse presque
douce pend aux arbres immobiles,
un chat descend d’un mur sans savoir
où aller, quelqu’un, derrière sa fenêtre,
tente de réunir les ombres que sa solitude,
sa lente et lourde solitude, a jetées
n’importe où, comme des mots de trop,
des gestes vains, des linges sales. Elles
portaient, ces ombres, en leur légèreté,
le souvenir des roses et des amours enfuies.
Il nous use, le temps. Les autres horizons
ne sont que les regards de ceux qu’on délaissa.
Minuscule rumeur d’une source en été.
Un mur de pierres nues quémande une
caresse – celle d’une main , peut-être,
ou celle des étoiles, la nuit, quand l’homme
et la terre s’allient, quand en fermant
mes volets sur les champs engourdis
s’envole pesamment un hibou dérangé,
ou que s’arrête, entre les herbes hautes,
un petit animal dont j’ignore le nom –
un nom mystérieux que seule une source
d’été saurait prononcer sans rien trahir
du monde – la source, vous savez, qui
traverse mes rêves ou mon demi-sommeil,
comme un rire imprévu, un bruit de feu échevelé.
Le vent, toute la nuit, a ronchonné, et ce matin,
dans le jour encore gris, j’ai senti la fatigue
des arbres et des fleurs. Je me suis
rappelé le vent de mon enfance, lorsque
je demandais, pour le calmer, que ma
mère dépose, au bord de la fenêtre,
une ou deux friandises. Je pensais qu’il
souffrait s’il se plaignait ainsi, j’aurais
voulu répondre à sa voix tourmentée,
me glisser contre lui, envelopper son
impalpable corps, lui dire qu’un enfant,
même s’il ne comprenait pas l’inquiétude
du monde, pouvait franchir l’invisible sans
trébucher ni prendre garde au temps qui va.
Après tant et tant de pluie, il fallait
bien que s’étranglent les nuages et
que se reconstruise la forteresse
du soleil. Tout commence au fond du parc,
les merles ragaillardis enchantent la lumière,
les herbes qu’on dit mauvaises, avec
les roses à moitié mortes, les cosmos,
les soucis, le romarin, célèbrent
à nouveau la vie autour de la maison.
Tout recommence, on est rassuré, on sent
qu’un souffle venu des champs se pose
calmement sur notre solitude. On
pourra lire encore, dans l’air apaisé,
les méticuleuses arabesques du temps.
Toutes les pommes sont tombées avant d’avoir
mûri – non, un seule, sur une branche
haute, semble avoir échappé à cette
débandade. Est-ce merveille ? est-ce
danger ? Je vis comme elle entre ces deux
extrêmes, et c’est cela mon aventure, mon
rêve impénétrable, toujours inachevé, mon pays
d’ombre, de lumière, de remise en question,
pays d’ailleurs, frisson d’étoile, aube
égarée, vertige. Ah ! ce souffle discret,
entre abandon et veille, qui déjà traversait
mon enfance, lorsque seul j’empruntais
le chemin qui conduisait mes pas, jusqu’à
l’étang figé où mouraient mes reflets.
Il ne fallait pas regarder aussi négligemment
les étoiles. Leurs sœurs, les pierres, n’ont pas
accepté de garder en mémoire le toucher
de tes paumes. Tu veux oublier ce malheur
en caressant des yeux les fleurs sauvages
du talus où tu s t’asseoir. Tu
te rappelles le sang des champs de
coquelicots, l’or des pentes comblées de genêts,
les clairières grouillantes d’épilobes ou
de digitales. Peut-être que ces souvenirs
t’aideront à regagner la faveur des étoiles
et que ta vie retrouvera la paix d’un jardin,
au début de la nuit, quand peu à peu,
elles commencent à trouer le ciel – les étoiles.
Ne vous éloignez pas, ils sont près de chez
vous ceux qui vous aimèrent sans que vous
l’ayez su – à chaque pas que vous faites autour
de votre maison, dans les bois, les champs
et les endroits vivants prêts à vous révéler
d’autres endroits cachés, quelque part,
dans le temps, à chaque regard que vous
posez sur les pentes, les cimes, le nuages,
lorsque vous ne pouvez plus retenir vos
larmes. Mais ce matin, les cieux vous semblent
si friables que vous ignorez comment vous
allez faire pour éveiller vos souvenirs,
tout près de ceux qui vous aimèrent et dont
la voix confuse cogne dans votre cœur.
Tu cherches un passage dans la tiédeur
du soir, un parfum poivré monte derrière
les haies, quelques feuilles s’agitent, pas
un souffle pourtant ne chemine dans l’air,
tu entends quelques bruits qui rampent
sur la terre, une chauve-souris écrit
dans l’espace un poème éphémère qu’il
te semble avoir lu dans un songe lointain,
l’obscurité avale les dernières lueurs,
tu te replies en toi, tu te sens si petit,
si fragile, si près de disparaître que
tu te dis qu’il serait doux de mourir,
en cherchant un passage dans la tiédeur
du soir, juste avant la tombée de la nuit.
Les personnages qui se promènent en moi ne
ressemblent à rien de connu. Il y a le soldat
ventriloque qui abat tout ce qui bouge,
la fille sans visage qui ne se donne qu’aux
fripons, le garçon solitaire qui se veut sans
attaches et qui ne cesse d’en rêver, le veuf
désabusé qui regarde le jour décliner avec
indifférence, il y a une fée-tambour qui
frappe plus fort qu’un orage, un ogre
sans repentir, plusieurs enfants incorrigibles,
des foules et des foules de vieillards
méchants comme une pluie acide, et qui
me disent de bien observer, dans le désordre
de la vie, la tombe où je mettrai les pieds.
Tu es venu avec ton regard d’ailleurs, ce
regard immuable où je n’ai jamais pu
reconnaître le mien, tu es au cœur de
l’été, c’est certain, avec ses hâtes, ses
joies de plantes dorlotées par la brise,
ces tous petits sursauts d’oiseaux à la porte
du crépuscule, tu es venu comme s’il
fallait qu’en moi j’accueille une étoile
menacée par une autre étoile – mais qui
es-tu ? qui donc es-tu ? je ne suis qu’un
passeur que le temps malfaisant écrabouille,
un égaré qui aimerait savoir si ton regard
n’est pas celui des morts qui ont accumulé
tant de cafard et de grisaille dans mon corps.
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Elégies pour le temps de vivre
Editions Gallimard, 2012
Du même auteur :
« Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)
Elégie pour le temps de vivre (I) (12/12/2015)
Elégie pour le temps de vivre (II) (19/11/2017)
Elégie pour le temps de vivre (III) (19/11/2018)
Elégie pour le temps de vivre (IV) (19/11/2019)
Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)