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Le bar à poèmes
19 novembre 2019

Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (IV)

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Elégie pour le temps de vivre (IV)

 

.....................................................................

Ecoute la voix lointaine qui achève

tes rêves, dévale avec le soleil

qui soliloque entre les pierres déposées

au flanc de la montagne, on ne sait

vraiment quand ni pourquoi,

parce que le temps ne soutient

aucune parole – ô tes paroles

où rode et roule ta vie !

 

ta vie auprès des oiseaux, des prés rassurés

par une pluie d’été, des branches

apparemment solides, pourtant jetées à terre

par un coup de vent malencontreux, ta vie

que l’année dernière tu trimballais

à Saint-Lô, rue Porte-au-Lait et que tu

trimballes aujourd’hui, dans un petit chemin

qui donne sur la route d’un col vosgien, chemin

pleins d’effluves fougueux, de regards

invisibles, de téméraires flouves, de sucs,

de sursauts, chemin du Pré-du-Lait, chemin jumeau

de la rue normande en escaliers qui montent

jusqu’au parvis Notre-Dame, chemin

qui rachète dans la tiédeur soyeuse

de ce jour finissant, la violence

guerrière qui continue à balafrer les murs

de l’église et son silence à jamais effaré.

 

Mais est-il une voix qui achève les rêves ?

Tout demeure imprécis, ce n’est

que dans le souvenir chiffonné

sur d’autres souvenirs que les mots

se rappellent notre passage dans la vie,

comme ce lait, ce mot intime

qui recompose l’espace, le temps,

l’un et l’autre enchevêtrés, nous

laissant incomplets, pris au piège

de la vie que nous n’avons fait que rêver.

 

Place ! oui, place à ce qui célèbre

les premières étincelles de la journée,

les dernières aussi, avant la nuit

qui nous ouvre ses bras dans la fièvre

immémoriale de la voie lactée !

 

voie où s’invente le prochain visage des hommes

dont nous ne prévoyons pas quel parvis

il reconnaîtra ni sur quel modeste chemin

il se penchera, visage aimé déjà,

même pour rien, pour vivre, simplement,

dans l’aujourd’hui qui flotte autour de nous.

 

 

 

Je ne regarde plus les toits

que, chaque nuit claire, la lune

adopte et protège – je lui fait confiance,

entièrement, et même si la nostalgie

d’un domaine enfoui me taraude,

je laisse à la nuit le droit

de s’appartenir avant que je n’y trouve

un regret du passé. Quel passé ?

 

Celui qui me pousse dans les rues

de la ville où s’est installé le marché

de Noël – froufrous, fines odeurs, peluches,

tissus d’apaisement, croquantes d’allégresse,

bavardages sans but, paroles en l’air,

indispensables paroles pour que le jour

prenne son élan et donne à chacun

sa petite mais vraie raison d’être.

 

Et je m’étonne que tant de signes menus,

de cris d’enfants,  de rumeurs, me soutiennent

et m’inscrivent sans mélancolie

dans l’existence qui bat comme des ailes

déployées sur la ville et ses anciens mystères.

 

Passé, passé présent, présence du passé,

vous soufflez à l’aujourd’hui enguirlandé

des phrases et des phrases de poèmes

qui ne sont que les gestes des hommes

où s’éclairent les premiers instants

de leur vie – la vie qui enlace mon corps

 

quand la lune sculpte les toits

et que je m’efface devant le temps

pour n’être plus que les autres

en moi rassemblés, comme

les lumières de tous les marchés

de Noël que je ne verrai pas.

 

 

 

 

La lumière bafouille entre les arbres

immobiles, les pierres, sous le soleil,

cramponnet le sol, une branche perce

le mur d’une ferme étranglée par un réseau

de ronces et de souvenirs, une alouette

s’engouffre dans l’espace jusqu’à

toucher le ciel – et le chemin semble

monter vers des terres inapaisées,

 

des terres et des champs de massacres,

ceux que connut André Marchand abattu

à Pontavert, dans l’Aisne, le cinq juillet

mille neuf cent dix-sept, à trente-trois ans.

 

Ces champs, ces terres d’affliction, ils se

sont concentrés sur sa tombe

délaissée où s’obstinent quelques herbes

et quelques fleurs sauvages qui masquent

à peine la plaque de métal émaillé où

j’ai pu  déchiffrer son nom et caresser

d’une main chaleureuse le visage écaillé

de sa photo sépia rongée par les saisons.

 

Quels restes de lui furent apportés ici ?

quels restes se sont mêlés à la terre

de Pontavert ? Où demeure dans les ténèbres

ce que furent ses hargnes, ses espoirs,

la tenaille de ses frayeurs ? Et l’alouette

continue son vol impétueux, sans hésiter,

comme si le monde s’appuyait sur ses trilles.

 

Il a peut-être, ce soldat, sous

les décombres et dans le temps, le secours

de clartés immortelles, clartés que j’avais

perçues, à Sens, dans les cachots

du Palis synodal dont les prisonniers

avaient gravé sur les murs hostiles

de pieuses figures patiemment travaillées.

 

Présences qui défiez les siècles, vous

qui vous embrassez au-delà de la vie,

vous qui tenez tête, vous qui resplendissez

dans le simple regard de celui qui se penche

sur un visage usé par les intempéries

et sur les formes qui foudroient

les solitudes amères des prisons, présences,

 

dites-nous où vibrent les paysages

que ne blessent pas les remords, et s’il faut

soulever les collines, dites-nous sur

quels bras nous pouvons compter, sur

quels frémissements de l’ombre, dites-nous

s’il faut laisser mourir ou s’il faut

rallumer les vertiges et les fièvres

de ces inconnus qui saignent encore en nous.

 

 

 

 

Qui t’as dit que le vent sur la rivière

promenait les regrets des amoureuses mortes ?

qui t’as dit que leurs pleurs se confondent,

après leurs disparition, avec les pétales

des roses sous une pluie d’orage ? qui

t’a soufflé à l’oreille les confidences

qu’elles n’osèrent pas faire

aux amants détournés par d’autres appels ?

 

Tu éloignes les cris qui cognent

à ta fenêtre, tu protèges les voix

anxieuses qui résistent, tu veux les mêler

aux bruissements de tes poèmes – et tu

regardes, à l’intérieur de toi, le gouffre

que laisse le silence des amours

qui ne furent jamais consolées.

 

Une fille s’assied sur le bord

du jardin, une fille d’aujourd’hui,

une fille d’autrefois, elle touche

lentement son visage, et ses yeux

sont des éclats de feuilles dans le soleil,

des éclats d’écorces, des ombres froissées,

une sorte de nuit dans les mailles du jour.

 

Qui pour elle saura refaire l’histoire

des enchantements qui déposent

des feux sur les baisers donnés ? Qui

saisira les cascades du temps qui tombe

des collines et changerait sa peine

en triomphal éveil ? qui ? quel autre

 

surgi d’elle et pour elle inconnu,

qui sèmerait des sourires sur ses lèvres

et sur les fleurs qui dessinent autour

d’elle une vague odorante, une vague

amoureuse de toutes les amours qui ne

seront jamais que des traces de fleurs.

 

Et moi, si près de toi, qui suis-je ?

qui m’obsède ? ce qui reste de l’homme

après qu’il s’est enfui ? ou cette

fille aux yeux foncés qui est entrée

en moi, comme on rentre chez soi

après une nuit blanche ? L’amour

 

est si brutal et la vie si fragile,

le chemin le plus escarpé, au sommet,

pénètre dans le ciel comme un couteau,

et je vois incliner sur le vide

des phrases de soleil avec des souvenirs

qui n’en finissent pas d’appeler au secours.

 

 

 

 

Je ne sais pas, je ne sais rien, je

ne compte plus les années, je suis

une vitre sensible où les songes

se concentrent, un tourbillon de

brume et de limpidité – l’inquiétude

est comme une empreinte, un astre tardif

qui commence à mourir, une fleur malmenée

auprès d’une vasque. Je ne sais rien,

je ne sais pas quel équilibre

rendrait le ciel à la terre.

 

Ce qui réchauffe mes paupières

et les averses fugitives vient

d’une image ineffaçable qui s’obstine

dans ma mémoire – car il est un pays

plus présent que le monde, celui

qui rêve en nous, où l’on se réfugie :

jardinets de l’enfance, fontaines

au bas des prés, hirondelles, école

apaisée, ruisseaux, fermes tranquilles

sous la neige, clôtures et collines

impalpables qui tiennent tête à l’infini.

 

On a tous dans notre sommeil,

des audaces qu’aucune ombre ne peut

atteindre, on remonte à la surface

les éclaircies et les visages qui

portent en eux notre origine – plus

d’outrages, plus de tourments, nous

nous posons sur l’aile du temps

 

qu’on voudrait aussi légère, aussi

douce, au moment de quitter

notre froide carcasse.

.....................................................................................

.

 

Elégies pour le temps de vivre

Editions Gallimard, 2012

Du même auteur :

 « Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)

Elégie pour le tempsde vivre (I) (12/12/2015)

Elégie pour le tempsde vivre (II) (19/11/2017)

Elégie pour le tempsde vivre (III) (19/11/2018)

Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)

« N’allez pas croire... » (19/11/2021)

Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)

Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)

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