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Le bar à poèmes
19 novembre 2020

Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (V)

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Elégie pour le temps de vivre (V)

 

.................................................................................

L’herbe est paisible. Un sourire

se balance à travers les branches,

un sourire où tu reconnais, dans

les replis de la lumière, l’empreinte

 

d’un amour autrefois délaissé. L’herbe

a la grâce du temps qui passe avec

l’innocence du silence ou la patience

de l’espoir. Mais l’amour

 

est resté loin de toi, et les caresses

qui te manquent, c’est à l’herbe

que tu les demandes, à l’herbe

 

où le matin chuchote

entre la fluidité de l’air

et celle du souvenir.

 

 

 

 

Qu’aurait-il donc fallu risquer

pour pénétrer dans ton domaine,

garçon caché sous le garçon que j’étais ?

Qui aurait dû venir à ma rencontre ?

 

On menaçait ceux qui ne disaient rien,

on leur intimait d’avouer qu’ils

n’étaient que des provocateurs – non

ceux qui désiraient vivre entre deux eaux.

 

La roue tournait. J’inventais des détours,

des refuges, j’habitais des lieux

où l’automne, mon confident, incitait

 

le garçon qui bataillait en moi

à dénouer ma vie, à quitter l’imposture

d’une existence en filigrane – et vaine.

 

 

 

 

Un renard écrasé, au bord de la route,

un hérisson, un chat, même une buse

venue imprudemment se repaître de

 

charogne – tu te souviens de cela

lorsque tu vois sous le soleil, au seuil

de leur trou minuscule, deux souris

enlacées dans le poudroiement de cet

après-midi où tout semble parfait, où

 

chaque geste, chaque regard, chaque

abandon, a sa place, où la vie pourtant

mange la vie, où la vie mord et creuse

dans la chair de la vie, pour résister,

 

pour vivre comme doit vivre la vie,

au fin fond de notre présence.

 

 

 

 

 

Il faudrait adopter le brouillard

pour voir au-delà de la vie, on aime

que l’aube s’oublie dans le soleil

levant, notre joie se mesure aux

chants d’oiseaux , aux balancements

des herbes, au bruit des feuilles,

léger, si léger qu’on reconnaît

l’endroit où naissent les souvenirs.

 

Regarder sous la lumière apaise

les profondeurs qui remontent

à la surface des mots, la prendre

contre soi, la lumière, la caresser

change l’ordre des choses qu’on croyait

définitivement blessées – ô l’espérance

de trouver sous les ombres

le calme reflet du ciel qui joue

dans les yeux du petit garçon penché

sur une fourmilière et qui suit,

avec une brindille, le mouvement

d’un insecte choisi par sa patiente vue.

 

Le moindre détail découvert porte

en lui les remous du monde, ce qui

nous occupe un instant prend la forme

de l’éternité, notre respiration est

celle des étoiles, nous voyons, à travers

le réseau des nervures qui soutiennent

les feuilles et nos rêves, les millions

de chemins qui hantent l’univers

et grouillent dans notre chair – puis

le petit garçon accroupi se relève,

une branche a bougé, une semence vole,

il enjambe un ruisseau, s’arrête,

hésite avant d’entrer dans la cour

où sa maison paraît, au-delà de la vie.

 

 

 

 

Le lierre – puis l’église et ce qui tourne

en nous, la vie patiente, les histoires

anciennes, chats bottés, bois dormants

ombres retranchées dans les tremblements

 

du soir- et les massifs de fleurs qui

tentent de résister sous les crocs

de la pluie, ces chants qui s’élèvent dans

la mémoire et repoussent l’oubli, ces

 

chants, éclaireurs de nos songes,

paroles premières, mots d’amour

sous l’usure de nos paupières, mots

 

recueillis sur la feuille précocement

brunie qui tombe du tilleul et laisse

comme une trace dans l’air étonné.

 

 

 

 

Un oiseau, un rocher, quelques passants,

et les sentiers bordés de mauves, de bruyères,

les sentiers qui récitent les fables

de la terre, les sentiers qui nous

 

traversent comme les courants dans la mer,

avec le poids du destin et tout ce que

les graines ont cédé aux insensibles

nuits où nous avons barricadé nos cœurs.

 

Un oiseau touche de l’aile le dessin

d’une branche, un rocher fait signe

aux passants d’autrefois. Passants,

 

étiez-vous déjà nous-mêmes ? quel mur nous

sépare de vous ? quel mur entre les arbres

affectueux et les glissades du temps ?

 

 

 

 

C’était une neige amie – nos pas y trouvaient

raison d’être, notre histoire se confondait

avec les premières fenêtres ouvertes sur

les prés qu’allégeait le silence. C’était

 

la neige des messagers qui rayonnaient

dans nos espoirs, nous esquissions quelques

regards en direction des montagnes, et

les sommets nous renvoyaient la clarté

 

presque aveuglante de leur harmonie – oui,

c’était une neige accomplie, aussi joueuse

que les enfants cachant secrets et facéties

 

dans les greniers assoupis ou les ateliers

odorants que les copeaux encore frais

saturaient de parfums qui prenaient à la gorge.

 

 

 

 

On s’inventait des devinettes, les soirs

d’hiver. On se couchait tôt, mon frère et

moi, blottis sous un édredon ventru qu’on

choyait comme un animal familier. On riait

 

beaucoup avant de s’endormir, certains

que la nuit au toucher délicat délivrerait

des histoires dont on échangerait de

mystérieuses bribes, le matin, sur le chemin

 

de l’école. L’hiver, aussi, on tentait des feux

de papier dans la neige, non loin du clapier

aux lapins angoras. Il prenait mal, végétait,

 

mais parfois, comme une lame fugace, il

surgissait dans l’ait froid, emportant

d’autres devinettes, d’autres bribes de rêves.

 

 

 

 

Matin d’automne – le soleil

dans les érables, la gelée blanche,

les asters engourdis dans les jardins,

la promesse d’un journée où tes souvenirs

 

muselés laisseront ton présent te prendre

par la main. Une ancienne connaissance

t’a donné rendez-vous. Pourquoi ne dis-tu

pas que c’est ce tendre amour à qui

 

ta vie fut si longtemps soumise ? Tu

déclines cette rencontre, ton présent

la refuse, la redoute peut-être, car

 

il est dur de voir, sur le visage autrefois

tant aimé, les rides et les taches

qui malmènent le rien. Matin

 

d’automne – ton cœur est celui des érables

qui parlent d’asters à la gelée blanche.

..................................................................................................

 

Elégies pour le temps de vivre

Editions Gallimard, 2012

Du même auteur :

 « Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)

Elégie pour le temps de vivre (I) (12/12/2015)

Elégie pour le temps de vivre (II) (19/11/2017)

Elégie pour le temps de vivre (III) (19/11/2018)

Elégie pour le temps de vivre (IV) (19/11/2019)

« N’allez pas croire... » (19/11/2021)

Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)

Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)

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